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Alger, avril

Alger, © L. Gigout, 1991
Le port.

Alger, © L. Gigout, 1991

Alger, El hamma, © L. Gigout, 1991
Jardin d'essai El hamma.

Alger, Didouche Mourad, © L. Gigout, 1991
Rue Didouche Mourad.


Avec ses rues aux façades ouvragées, presque haussmanniennes, ses brasseries et ses magasins, sa circulation confuse où dominent les automobiles de marque française, avec la rue Didouche-Mourad qui ressemble au Boul’Miche, "El-Djezaïr" a des airs de Parisienne. Mais ce n’est qu’un air, une manière de. Les débits de boissons ont leurs vitres embuées par la vapeur des coquemars et des percolateurs et les grands miroirs piqués perdent leur tain. Le consommateur a l’embarras du choix entre café, thé et citronnade. Ils seraient à même de me plonger en plein désespoir si le patron derrière son comptoir, en chemise blanche et tablier bleu noué à la ceinture, ne me gratifiait en me servant d’un bon sourire avant de me regarder boire mon thé avec une satisfaction attendrie. De longues et sinueuses mélopées kabyles s’échappent des boutiques de hi-fi.


Alger, Casbah, © L. Gigout, 1991
Casbah.

Alger, Casbah, © L. Gigout, 1991

Alger, Casbah, © L. Gigout, 1991

Alger, Casbah, © L. Gigout, 1991

Alger, Casbah, © L. Gigout, 1991

Alger, Casbah, © L. Gigout, 1991


Alger, Casbah, © L. Gigout, 1991


C’est un dédale tortueux, un enchevêtrement de rues, de venelles, de passages, de porches, de couloirs et d’escaliers. Les façades se penchent, conciliabules et accolades. Odeurs de légumes bouillis. Une palissade métallique ventrue laisse échapper des immondices. Plusieurs générations de câbles électriques cohabitent et tricotent des torsades entre les étages. Aujourd’hui, le ciel est nuageux. Parfois, le soleil coule le long des murs et couche sur les pavés des flaques blanches et chaudes. Les enfants jouent au foot dans les rues et dans les squares. C’est l’occasion de joutes provocantes et leurs injures en arabe prennent des intonations plus percutantes. Dans la pénombre, marmonnent les vieilles. Je remonte dans le cœur de la Casbah en compagnie de Momo-le-Kabyle. Il tient absolument à me parler de son peuple qui revendique son identité culturelle et le droit d’enseigner, d’apprendre et de parler l’amazigh. Momo m’explique qu’en refusant de parler l’arabe, il perpétue la résistance de ses ancêtres. Il parle l’amazigh ou le français, milite au FFS et vitupère les barbus du FIS tout en considérant qu’ils seront balayés aux élections et que le FFS demeurera seul en lice avec le FLN.
 – Les Algériens ont du génie pour se sortir des situations difficiles, déclare Mohamed. Ils ont aussi du génie pour s’y mettre, s'empresse-t-il d'ajouter.
Néanmoins, il est optimiste. Il pense que va revenir le temps où il y avait de la musique dans les rues et de l’alcool dans les cafés, le temps d’avant que les islamistes ne se mêlent de faire régner leur ordre austère et intolérant.
– Je suis né à Trézel, me raconte Momo. La ville s’appelle maintenant Sougueur. Elle était jolie. Il y avait des roses, des tulipes, des pensées et des lys dans les jardins publics. Quand j’étais enfant à Trézel, il y avait seulement deux écoles. Une "francis" et une arabe. À l’Indépendance, Trézel est devenue Sougueur et nous étions heureux. Nous étions libres, débarrassés des colons. Ma ville a construit un CEG. Il ne devait plus y avoir de frein au savoir et au progrès. Au fil des années, ma ville a perdu des choses. Les jardins ont perdu leurs fleurs, les gens ont perdu leurs illusions. Aujourd’hui, les enfants détestent l’école et les lycéens considèrent que le trabendisme est plus intéressant que le Bac. Les gens ne disent plus que ce qu’on attend qu’ils disent. Je ne voudrais pas que ma ville sombre dans l’intégrisme. J’espère qu’un jour, grâce à la démocratie, elle saura devenir plus belle que Trézel et que la joie viendra pour mes enfants et mes petits-enfants.



Alger, Casbah, © L. Gigout, 1991

Alger, Casbah, © L. Gigout, 1991


J’ai découvert le journal journal en arrivant à Tamanrasset et son ton m’a aussitôt plu. (Il est vrai que c’était le seul en français.) J’ai également trouvé là-bas le livre d’Alleg, Benzine et Khalfa. Alors, quand je suis passé devant la Maison de la Presse, non loin de la Place du Premier-Mai, c’est tout naturellement que je suis rentré pour voir de plus près à quoi ressemblait cet Alger-Républicain. Une simple étiquette collée sur la porte de locaux modestes, bâtiments de béton préfabriqués, indiquent qu’il s’agit du journal. Un long couloir conduit aux bureaux des journalistes. Les portes sont ouvertes ou entrebâillées et les tables encombrées de paperasse, de machines à écrire et de liasses de journaux. Écouteur sur l’oreille, une jeune femme décrypte une bande magnétique. Un correcteur corrige en maugréant. Personne ne semble s'apercevoir de ma présence.

Avril 1991. Alger-Républicain est redevenu un quotidien. Douze pages, deux dinars cinquante, quatre francs français. Il a conservé le même format et la même typographie que les premiers numéros. "Alger" en majuscules noires épaisses, "Républicain" en lettres cursives, le croissant et l’étoile rouge du drapeau algérien. La Une du jour est consacrée au FIS, "de plus en plus contesté par la population". Désir ou réalité ? Sur l’autre partie de la Une, il est question de l’"offensive sociale du gouvernement." Les articles des pages intérieures parlent du chômage, des mouvements ouvriers, de l’entrée du FLN dans la compétition électorale et de la situation sanitaire en Irak. L’actualité internationale occupe la partie congrue. Un article intitulé "L’emblème de la misère" raconte la condition des jeunes immigrés en France. Une grande page est consacrée à la culture. Les lycéens ont la leur, écrite en partie par eux. Une autre page est réservée au sport, car Alger-Républicain est parrain du Sixième Grand Prix International de la Ville d’Alger, la grande course cycliste de l’année. Un journal. Je suis venu pour ça. Cet acharnement à fabriquer un journal. Tous les jours et quoi qu’il arrive. Aligner les colonnes remplies de faits divers, du temps qu’il fait, des comptes rendus des manifestations sportives, des nécrologies, du carnet mondain et des rumeurs de la ville. Écrire l’Histoire par les menus faits du quotidien. Aller plus loin, plonger sa plume dans une encre moins vaine. Courbé sur l’écritoire, raconter l’autre et la transformation du monde. Faire mûrir les consciences en dépit des prisons. Chaque jour, faire et défaire. Risquer sa vie – parce qu’être journaliste ici, c’est comme ça – pour un lecteur anonyme qu’on espère attentif.







Alger, Mémorial des Martyrs, © L. Gigout, 1991
Mémorial du Martyr.


Il apprend le français dans son école. Il répond à mes questions, paraissant ne pas toujours en comprendre le sens, par des petits oui, des petits non timides. Il a chapardé une rose dans le parc sauvage du Jardin d’Essai, près du musée des Beaux-arts, et me l’a offerte. Une rose rouge épanouie et parfumée. Il marche à côté de moi, dans les allées bordées de platanes, de ficus et de palmiers. Il a les cheveux roux et les yeux verts, exactement comme Toufik, le Petit Prince écolo-zen de ma rêverie dans les dunes de Ghardaïa.


Alger, Toufik, © L. Gigout, 1991
Toufik.



Maroc 

Peu à peu, des ombres se dessinent sous la silhouette des pistachiers bordant la rue principale. Sidi-Slimane, dans le nord-est du Maroc. Arrivé par le train d’Oujda, j’attends une correspondance pour me rendre à Tanger. Les cafés sont ici animés et mieux pourvus que les lugubres débits de boissons algérois. Un marchand de beignets officie derrière une bassine d’huile bouillante posée sur un brasero. D’une main, il saisit dans un seau rouge une petite boule de pâte blanche dont il apprécie la consistance en la malaxant du bout des doigts. Il en fait un anneau qu’il plonge dans le bain d’huile. Mohamed est un prénom décidément très en vogue dans la région ! Celui-là apprend le français et se trouve heureux de discuter avec moi. Nous parlons de la guerre du Golfe, sujet encore brûlant en ce printemps 1991. Sidi-Slimane étant la capitale des oranges, il me propose de rester un peu. Je pourrais venir habiter chez lui. Pourquoi pas ? Pourtant, deux heures plus tard, je suis à nouveau dans le train.






– Tu es maboul toi ! s’exclame mon voisin de banquette à qui je viens de dire que je me rends à Tanger. Il se rend lui-même à Fès et, s’il y en a un de nous deux qui s’est trompé de train, ce n’est  certainement pas lui.

Fès, donc. Malgré la bonne dizaine d’amis que je découvre aussitôt descendu du train, se proposant de me servir de guide dans les palais et dans les souks avant de faire une petite visite à leur papa qui tient justement un restaurant pas très loin d’ici, je ne resterai que le temps d’attendre le départ du prochain train pour Tanger. Et c’est ainsi que je me retrouve bientôt installé à côté de deux jeunes personnes d’une vingtaine d’années, jolies filles tricoteuses de chandails.

Tiacatikaa tiacatikaa tiacatikaa... (fait le train.) Khadija et Rachida. La première est blanche, longs cheveux noirs et rire communicatif. La seconde a la peau très brune. Africaine, il se dégage d’elle une sensualité douce. Elles m’offrent des cacahuètes et me promettent de me tricoter un chandail pour le prochain hiver.

Tanger, mercredi 1er mai 1991. J’ai trouvé une chambre dans une pension d’une petite rue montant de la gare vers Salah Eddine el Ayoubi. Tanger paraît moderne et opulente. Les couloirs de l’hôtel sentent bon le kif et les femmes ne portent pas le voile. Que font les barbus ? Mais c’est en vain que j’arpente le port, la Casbah et la Médina à la recherche du bon feeling. Jadis Cité-État, la ville en a pourtant fasciné plus d’un à cause de ses métissages et de ses mœurs. Ils s’appelaient Paul Morand et Joseph Kessel, écrivaient Un thé au Sahara comme Paul Bowles, ou fréquentaient la Librairie des Colonnes et les cafés à terrasse comme Genet. Mais même la Casbah, bien propre et bien carrée, avec ses boutiques, ses couleurs fraîches sur fond de ciel bleu lumineux et de soleil généreux, n’arrive pas à me séduire. L’ambiance contient quelque chose de pesant et d’hostile. Les amis sont là, qui me veulent du bien, me proposant kif, herbe, billets de ferry, souvenirs-souvenirs, change money, draham, flouze. Ils m’interpellent avec arrogance et prennent un air menaçant quand je les ignore. L’un d’eux, collé contre un mur, me lance « Toi, viens ! » Je ne dis rien.
– Viens, cochon !
Je m’arrête et le toise un instant. L’atmosphère est lourde, malsaine. Parfois des groupes se bousculent, échangent des insultes et des coups. Khadidja et Rachida, au secours  ! Où êtes-vous ?...

– Louis ! Mon ami !...
Alors que je vais, errant du côté des anciennes arènes, j’entends cet appel. Deux Noirs s’avancent vers moi.
– Tu me reconnais pas ? me dit l’un d’eux en souriant. Je suis Teteh. Nous avons voyagé ensemble dans le Sahara, dans le camion aux boucs. Tu te souviens ?
Ainsi, le Ghanéen et le Malien que j’avais rencontrés à Arlit ont-ils échoué ici. Nous allons boire un thé à la menthe dans un café dont le nom, Marhaba, signifie Bienvenue.
– Nous allons sauter le Détroit. Nous allons en Europe, me dit Teteh.
– Vous avez pu avoir un billet pour le ferry ?
Ils se marrent.
– Nous ne pouvons pas prendre le ferry. Nous traverserons avec une barque.
– Comment ça une barque ?
– Tu comprends, nous ne pouvons pas faire autrement. Nous partirons la nuit avec un pêcheur dans sa barque. Ce n'est pas loin mais les passeurs sont des voleurs. Ils demandent très cher.
– Combien ?
– Beaucoup d’argent. Nous avons des économies mais ça ne suffit pas. Il faut d’abord travailler quelques semaines ici. On peut trouver quelque chose sur les chantiers ou dans la médina.
– Ce n’est pas trop dangereux ?
– Nous ne risquons pas plus que mourir. Et puis nous avons la chance, qu’est-ce que tu crois !
– Je ne comprends pas ce que vous allez chercher en Europe. Vous risquez votre vie pour quoi ? Vous vous imaginez trouver quoi là-bas ? Ce n’est pas l’Eldorado ! Il n’y a plus de boulot, même pour vider les poubelles. Vous allez vous retrouver largués, à vivre dans des gourbis avec un climat dégueulasse et le racisme.
– Tu as toujours le collier ? me demande Teteh.
– Le collier ? Ah oui. Oui, bien sûr. Je le donnerai à ma fille de ta part.
– Mais...
Mais ils ne m’écoutent plus. Mon discours ne les intéresse pas. Ils veulent continuer de croire à leur rêve européen et, de toute manière, ils n’ont plus le choix.

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