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Budapest, août

Budapest, mercredi 1er août 1990. Dans ma poche, une adresse. Écriture de Djamel, le trafiquant qui officiait sur la place Venceslas, à Prague. En m’aidant du plan de la ville, j’arrive dans le vieux Pest, entre les places Calvin et Boràros. Les rues géométriques et les façades décrépies n’augurent rien de bon. Mais j’aime, passé les porches pavés, me glisser dans l’ombre et découvrir les petites cités tapies là, comme autant de villages imbriqués les uns dans les autres. Autour des cours larges et végétales, les balcons font le tour des étages sur lesquels ouvrent les appartements. L’architecture répétée n’empêche nullement chaque cour d’avoir sa personnalité propre. Les portes sont ouvertes et la cour endosse l’accablement et l’euphorie de ses habitants selon les cycles de chacun et les événements qui parsèment les vies. Je monte une première fois dans les étages à la recherche de Karola. Dans l’ombre, les regards et les chuchotements suivent mon passage. Une vieille femme me reçoit et répond à mes questions dans un mélange de hongrois et d’allemand. J’arrive à comprendre que Karola n’est pas là. Que Karola est certainement occupée à son passe-temps favori : boire et tapiner alors que boire la rend marteau. Évoquant le commerce de Karola, la vielle femme devient elle-même hystérique, laissant supposer un conflit de génération. Notre conversation fait sortir les curieux sur les paliers. De l’autre côté de la cour, sur le balcon du même étage, un adolescent obèse me regarde, gesticulant et grimaçant de manière obscène. Tout le monde devine que je viens pour Karola. L’ambiance de la cour ne m’a pas l’air mal et cette Karola doit être un fameux numéro. Je reviendrai plus tard. Quand, vers la fin de l’après-midi, je m’aventure de nouveau dans les étages, Karola n’est toujours pas rentrée. Je lie connaissance avec le papa de la belle qui me reçoit d’un rôt sonore et parfumé. Il n’hésite pas une minute à interrompre ses libations avec le voisin de l’étage inférieur et se déclare derechef résolu à me donner lui-même satisfaction. Il me montre un petit salon tout en longueur, meublé d’un divan, d’une télévision et de deux lits. Pas mal. “400 fl.”, écrit-il sur un papier. J’écris aussitôt à sa suite : “200 ?” Il se montre surpris que je discute. Reprenant son papier, il écrit “300 !!!” en tapant sur la table. Il me regarde bizarrement, semblant retenir une forte envie de me foutre son poing dans la gueule. Je suis indécis. J’aime la cour et ses habitants mais ce type... « Ok ? Ok ? », répète-t-il de plus en plus fort en martelant la table. Me voyant hésiter, il s’énerve de plus belle et avance vers moi sa face congestionnée. 





Je suis parti sans regret et sans avoir rencontré Karola. J’ai finalement trouvé un appartement dans un immeuble avec cour et balcons situé Dessewffy Utca. La chambre y est belle, avec planchers cirés, tapis et fenêtre ouvrant sur le patio. Mon hôtesse s’appelle Magdalena. Les odeurs de sa cuisine me mettent l’eau à la bouche.




Budapest, pont de la Liberté, Szabadsag hid, Danube, © L. Gigout, 1990
Budapest, le pont de la Liberté sur le Danube.

Budapest, pont de la Liberté, Szabadsag hid, tram 49, Danube, © L. Gigout, 1990
Tram 49 sur le pont de la Liberté.

Budapest, statue de la Liberté, citadella, © L. Gigout, 1990
Sentier conduisant à la Citadelle et à la statue de la Liberté (femme brandissant une feuille de palmier géante).

Budapest, Château de Buda, oiseau de Turul, © L. Gigout, 1990
Sculpture au château de Buda. Le volatil au second plan est l'"oiseau de Turul", qui est, dans la mythologique hongroise, un messager de Dieu.

Budapest, Terez, Vaci, Nyugati, © L. Gigout, 1990
Carrefour des rues Teréz et Vaci, à proximité de la gare Nyugati.



Les sentiers brûlés montent vers la Citadelle. Au sommet de la colline de Buda se trouve la gigantesque femme de la liberté, tournée vers l’Est, et saluant le peuple frère du haut de son socle monumental. À ses pieds, les six ponts du Danube arriment Pest aux collines de Buda. Pest s’étale, noyée dans la brume et la poussière. Elle mijote et frémit sur l’eau du Danube en dégageant un fumet douteux. La femme de Buda, drapée dans son orgueil, n’en a cure. Son regard est trop haut, trop au loin, pour s’arrêter aux hommes qui s’agitent à ses pieds. Les deux villes feignent d’ignorer le délabrement de leurs trésors. La ville moyenne de Pest protège ses cours où se fomentent de nouvelles querelles. La ville moderne mélange l’arrogance des réalisations de prestige à la résignation des cités dortoirs. Trop longtemps niée, l’identité se relève meurtrie, brouillée. Le slogan à la mode est devenu “Raus communista, prima America !” qu’il est si facile de clamer maintenant avec morgue. Le commerce est euphorique. Il illumine les façades et envahit les places. Il y a belle lurette qu’on ne fait plus la queue devant les magasins d’alimentation mais devant la boutique Adidas, près de la place Engels. Restaurants et hôtels prestigieux, casinos et magasins de fourrures et d’électronique trouvent ici naturellement leur place. La nuit, les deux villes flamboient.



Budapest, Bains Gellert, © L. Gigout, 1990
Les Bains Gellert, rue Kelenhegyi.

Budapest, © L. Gigout, 1990
Cour d'un immeuble d'habitation rue Calvin.

Budapest, Franz Liszt, © L. Gigout, 1990
Musée Franz Liszt, rue Vörösmarty.

Budapest, Franz Liszt, Chickering & Sons, © L. Gigout, 1990
Le piano Chickering & Sons du compositeur.


Budapest pue. Le capharnaüm de la circulation soulève la poussière d’amiante et vomit des nuages qui me suffoquent. Le bruit, l’agitation, la foule, me renvoient à ma solitude oppressante et à la vanité de mes propres gesticulations. Venu faire quoi, ici ? Pour le piano de Franz Liszt, au 35 de la rue Vörösmarty, le Chickering and Sons créé spécialement pour lui ? Les lettres de Cosima von Bülow, de Wagner, de Carolyn ? Pour la photographie de Blandine ?


Budapest, Place Szervita anciennement Martinelli, © L. Gigout, 1990
Façade 3, place Martinelli (aujourd'hui Szervita).

Budapest, Place Szervita anciennement Martinelli, © L. Gigout, 1990

Budapest, Metroklub, © L. Gigout, 1990
Metroklub, à l'angle des rues Dohany et Sip

Budapest, rue Steinmetz, © L. Gigout, 1990
Magasin rue du Capitaine Steinmetz.

Budapest, marché Kossuth, © L. Gigout, 1990
Marché Kossuth.


Budapest, Magyar Nemzeti Muzeum, Stalin, Rakozi, © L. Gigout, 1990
Sta-Lin ! Ra-Ko-Zi ! Exposition sur le stalinisme en Europe de l'Est. Magyar Nemzeti Muzeum.

Budapest, Magyar Nemzeti Muzeum, Stalin, Rakozi, © L. Gigout, 1990

Budapest, Magyar Nemzeti Galeria, Robert Longo, Now Everybody (for R. W. Fassbinder), © L. Gigout, 1990
Now Everybody (for R. W. Fassbinder), Robert Longo, 1982-83. Magyar Nemzeti Galeria.

Budapest, Magyar Nemzeti Galeria, Donath Gyula, Le Génie de la Mort, Halál géniusza, © L. Gigout, 1990
Le Génie de la Mort, Donath Gyula (1850-1909). Magyar Nemzeti Galeria.

Budapest, Magyar Nemzeti Galeria, Huszar Adolf, Joue Tzigane Joue !, Húzd rá czigány!, © L. Gigout, 1990
Joue, Tzigane, Joue ! de Huszar Adolf (1842-1885). Magyar Nemzeti Galeria.

Budapest, fontaine Danubius, place Élisabeth, Erzsébet tér, © L. Gigout, 1990
Fontaine Danubius, Erzsébet tér (place Elisabeth). Les trois femmes s'appellent Tisza, Dravaet Sava et représentent trois rivières de Hongrie.

Budapest, Laszlo Marton, Kiskirálylány, Petite Princesse, Promenade Dunacorso, © L. Gigout, 1990
Kiskirálylány (Petite Pincesse) de Laszlo Marton (1925-2008). Promenade Dunacorso.





Luc, un soir que nous regardions avec désespoir notre bouteille de vin vide : « Sais-tu pourquoi les Hongrois ne trinquent jamais en buvant de la bière ? Uniquement avec du vin. Par fidélité envers les chefs révolutionnaires exécutés par les Habsbourg. » Luc évoquait l’époque où le puissant empire austro-hongrois s’efforçait de germaniser le pays. En mars 1848, au grand dam de François-Joseph, les Hongrois avaient proclamé unilatéralement l’autonomie du pays. Les deux héros de cette révolution étaient Sàndor Petöfi, un poète, et Lajos Kossuth, qui adressa les revendications hongroises à l’empereur d’Autriche après voir traversé le pays en appelant la population au soulèvement. François-Joseph passa alliance avec le tsar Nicolas 1er pour écraser les révolutionnaires. Leurs chefs furent exécutés. À chaque fois qu’un condamné mourait, les Autrichiens trinquaient à la bière. « Et c’est pourquoi les Hongrois ne trinquent plus à la bière », affirmait Luc avec tristesse. Mais on dit aussi par ici que Kossuth, ayant trouvé l’asile politique en Bulgarie, arriva avec, dans son bagage, la recette du brassage. Et c'est ainsi que Shoumen, ville musulmane de Bulgarie, devint célèbre pour ses bières. Kossuth fut ensuite déporté en Asie Mineure par les Ottomans. L’histoire ne dit pas s’il a contribué là-bas à la fortune des brasseurs. « Rasade, chère rasade ! », avait conclu dans un soupir mon ami Luc.

Continuer. Prendre le train pour Bucarest. Le contrôleur qui taxe le voyageur d’un supplément de cent florins. Un compartiment où il est seul alors que, curieusement, le reste du train est bondé. Un compartiment qui sent la transpiration, les relents de bière, les vieux mégots, l’urine et la saucisse chaude. Voyager toute la nuit et une partie de la matinée et arriver enfin à Bucarest.

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