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Gorakhpur et Madras, décembre

Nous roulons les premiers kilomètres à un train d’enfer. Je suis mal à l’aise. Le chauffeur est nerveux, les deux passagers ont des airs sombres. Je n’arrive pas à me faire comprendre d’eux et ils parlent un anglais auquel je ne comprends rien moi-même. Au bout d’une demi-heure, nous ralentissons sans raison apparente. La route est déserte, bordée d’arbres lugubres, la campagne est noire, inquiétante. La voiture s’arrête sur le bas-côté. Panne, semble dire le chauffeur. Panne ?
(Bon, c’est maintenant qu’ils descendent de voiture, qu’ils m’en extirpent, qu’ils m’assomment, qu’ils me dépouillent et abandonnent mon corps aux chacals ?)
Ils restent à leur place. Le chauffeur emballe le moteur. Il a une expression préoccupée. Indubitablement, l’embrayage patine.
(C’est l’embrayage qui patine !...)
Après avoir eu recours à des pratiques occultes – l’une consistant à frapper des petits coups sur le carter de la boîte de vitesses à l’aide d’une pierre préalablement enveloppée dans un chiffon – le chauffeur se remet au volant et nous continuons à vitesse réduite. Il touche l’accélérateur de la pointe de ses sandales afin de ménager la mécanique. Trois heures plus tard, nous arrivons à Gorakhpur. Le chauffeur me laisse à un hôtel en face de la gare et me recommande au patron. Le prochain train pour Madras ? Il y en a un qui part à deux heures du matin. Mais il n’y a plus de billets, me dit le patron de l’hôtel. Je vais vous arranger ça. Il dépêche son employé qui revient quelques minutes plus tard avec un billet authentique des Eastern Railways. Gorakhpur. Beaucoup de monde, partout, au cœur de la nuit chaude. Beaucoup de bruit et d’excitation. Tous ces gens qui vont et viennent, fébriles, l’allure hostile, les vaches se vautrant dans les épluchures, les chiens longeant les murs la queue basse, les chats qui ressemblent à des rats. Habillés du dhôti traditionnel, le crâne rasé, des bonzes insomniaques sont installés à un square. Pour se purifier, ils chantent le Mahamantra. Hare Krishna, hare Krishna, Krishna, Krishna. Hare, hare, hare Rama, hare Rama, Rama, Rama, hare, hare... Les voix résonnent, lancinantes, amplifiées par une sono. Je suis venu voir l’Inde. L’Inde de la sagesse, où les textes philosophiques sont les plus abondants du monde, l’Inde de la Bhagavad-Gîtâ, des yogis à la volonté intelligente et de la révolution non-violente de Gandhi. Il est tard. Partout, dans toutes les villes du monde, les nuits ne sont que confusion, bruit et agression.



Libération, 10 octobre 1990.



19 août 1992 : M. Kocheril Raman Narayanan, de la caste des Dalits (Intouchables), est élu à la vice-présidence. Il est le premier Intouchable à accéder à cette fonction. Il sera élu président de la République de l'Inde en 1997.








La Gare de Madras

Deux heures du matin. Des Indiens à peau sombre dorment sur des nattes. L’homme à ma gauche est couché sur le côté, enroulé sur lui-même, pieds nus. La tête posée sur le carrelage, il gémit doucement dans son sommeil. La terrasse intérieure qui donne sur les quais est bondée de corps allongés. L’endroit est crasseux. D’une armoire métallique maculée de cambouis s’échappent des grésillements. Un distributeur d’eau rouille sous les suintements d’une eau brune et tiède. La peinture jaunâtre s’écaille, rongée par une émulsion de salpêtre illuminée par des néons qui projettent une lumière acide. Le plafond est composé de plaques de métal assemblées dont les jointures laissent baver une sorte de lichen. Une femme n’arrive pas à trouver le sommeil. Elle se lève et fait quelques pas, retourne s’asseoir. Elle est vêtue d’un sari à fleurs roses. Elle regarde autour d’elle sans rien voir. On entend des voix d’hommes, un enfant qui pleure, le bruit d’un chariot. Une mouche minuscule m’agace à tourner frénétiquement autour de moi. Je lance ma main ouverte et la referme sur elle. Elle n’y est pas. Elle réapparaît à hauteur de mon nez. Je renouvelle ma tentative et je la rate de nouveau. Une autre bestiole de la taille d’une fourmi sort la tête de sous la couverture de mon voisin. Elle semble étudier la nouvelle configuration de l’espace modifiée par ma récente immixtion, calcule le bénéfice qu’elle peut en tirer et choisit de s’avancer dans ma direction. L’imprudente paiera pour sa congénère ailée. Je l’écrase de l’auriculaire en tournant le doigt pour effacer les traces de mon forfait dans les interstices grises des dalles. Il fait chaud d’une chaleur lourde et moite. Quand je suis arrivé, je me suis mis en quête d’un hôtel. Un conducteur de rickshaw prétendait me trouver une chambre malgré l’heure tardive. Il pédalait comme un malade dans les rues noires et désertes. Au bout de six hôtels et autant de portes restées closes, je lui ai demandé de me reconduire à la gare. Je n’ai pas sommeil. Un chat gris-blanc à queue noire traverse le couloir pour aller se glisser sous la porte du restaurant. Peut-être que s’y cachent les rats dont j’ai vu le museau fouineur et les yeux intelligents se faufiler entre les rails dont le faisceau luit sous la lumière blanche de la lune, amalgame de lignes de fuite surgies de la masse noire inquiétante de la gare côté quais, qui mènent là où l’on n’est pas, quelque part vers l’Ailleurs. L’éternité de la mort.

Odeur de ballast et de lupins. Grincements, brouhaha. Un train vient d’arriver en gare. Des femmes se lèvent pour mettre de l’ordre dans leur sari et se masser le visage. L’heure est venue de faire quelque chose. Je m’étire longuement. Cinq heures trente. Ébrouement général. Les portes grillagées des retiring rooms s’ouvrent grandes. Quelqu’un a allumé un feu de papier journal. Des nouveau-nés réclament le sein en s’agitant. Un vieillard à cheveux longs et longue barbe blanche, vêtu d’un pagne noué à la ceinture, s’approche de moi, marmonne quelques mots que je ne comprends pas, puis s’assied à mes côtés. Je voudrais me laver. Entrer dans le jour indien.

Maisons délabrées, rues sales et défoncées, immondices dans lesquelles se vautrent les vaches sacrées, mendiants aux corps estropiés, vrombissement des mouches repues, vieillards étiques assis sur le trottoir, la main tendue. Je donne quelques roupies. Je me retrouve aussitôt entouré par une dizaine de femmes et d’enfants fiévreux implorant une aumône. La face des marchands replets luit. Des chèvres batifolent sur les tombes d’un vieux cimetière chrétien où les Indiens viennent profiter de la quiétude des lieux pour baisser culotte. Elles ont des têtes noires et blanches, barbues et cornues, nerveuses, aux yeux obliques. Les sabots des pattes ligneuses des mammifères martèlent les pierres tombales. Certes, je suis à Madras, sous la protection de Brâhma, de Vishnou et de Shiva, et non dans la Rome de Jupiter ou l’Olympe de Zeus. En Inde, la chèvre est un animal solaire, symbole du feu génésique. Mais l’idée qui s’impose à mon esprit est celle des saturnales et des prêtresses de Dionysos, d’une messe noire où les fidèles viennent déposer accroupis des offrandes expulsées de leur ventre. En plein centre de la ville, non loin du palais du gouvernement et du terrain de golf, se trouve un bidonville de carton et de paille. “Pittoresque”, dit mon guide. Les conducteurs de taxi-scooter me talonnent obstinément. La rivière Cooum qui traverse la ville est un égout pestilentiel. Des caniveaux remplis de fange longent les rues. Vacarme et poussière, affiches de cinéma géantes montrant des couples affligés et des héros de kung-fu aux muscles saillants prêts au carnage.

Je voulais commencer par Madras. Le parfum des eucalyptus et des cédrats, les cotonnades légères et douces. Fantasmes d’Orient et de volupté, bruissement des soies colorées, froissement des étoffes au rouge érotique, des cachemires blancs et indigo et des ors royaux. Arcades indomusulmanes et saveurs de cardamome, de coriandre et de cannelle. Je voulais jouir du métissage et de la nonchalance tropicale. Madras est un cloaque. Je m’y sens comme un corps étranger dans un milieu vivant polymorphe au métabolisme hostile.

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