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Agra, janvier



Son nez luisant porte une paire de lunettes à grosses montures. Il respire en prélevant dans les bouffées rafraîchissantes qui nous parviennent par la fenêtre de grandes quantités d’air, comme si cet air lui appartenait à lui seul et qu’il répugnait à en laisser la moindre part aux autres occupants du compartiment. Assis en tailleur sur la banquette, il bascule régulièrement son énorme masse d’une fesse sur l’autre. Il est vêtu d’une simple tunique soyeuse et blanche, la tête recouverte d’un bonnet de laine. La femme est pareillement volumineuse, débauche de chairs pudiquement recouvertes d’un sari rose et vert moutarde laissant néanmoins jaillir le bouton tarabiscoté et ténébreux du nombril. Ils sont montés à Bombay et se rendent à Agra. Les deux garçons les accompagnant sont trop jeunes pour être gras mais il est évident qu’ils ont des dispositions. Voyage long et pénible. L’homme convexe est tourné de biais, vis-à-vis de l’un de ses fils avec lequel il joue aux cartes. À côté de lui, à l’extrémité de la banquette, se trouve un vieil homme, la peau sur les os, visage grêlé. Gêné par son voisin opulent, il rentre les épaules et ne dit rien. Il se contente d’un sourire d’excuse pour le peu d’espace qu’occupe encore son corps vieux et inutile. Le train s’est arrêté à une gare. Le jour pointe à peine le bout de son nez et les passagers sont profondément endormis. Le poussah ronfle tant qu’il peut. Le voyageur s’efforce de demeurer la conscience vague. Les cris des petits marchands sur le quai. Thé, café, beignets épicés, boissons fraîches, bananes, journaux du matin. Chacun a son cri propre, modulé à sa manière.

Dimanche 13 janvier. Arrivée à Agra. Essaim des conducteurs de rickshaws. Le voyageur choisit de louer un lit dans la retiring room. Il est venu pour voir le Taj Mahal
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Agra, Taj Mahal, © L. Gigout, 1991
Taj Mahal, Agra.




Car il était une fois un prince qui aimait une princesse. Elle était sa fidèle compagne déjà bien avant qu’il montât sur le trône. Les épouses des princes qui gouvernaient ce pays étaient réunies dans des harems gardés par les eunuques. En ce temps-là, les arts étaient florissants. Toute occasion était bonne pour déployer magnificence et luxe et les sentiments étaient légers. Le harem du prince amoureux comptait plusieurs centaines de femmes mais son cœur n’en connaissait qu’une seule, Mumtaz-i- Mahal. En dix-neuf années de mariage, elle lui donna quatorze enfants. C’est alors que le malheur frappa à la porte du palais...


Agra, Yamuna, © L. Gigout, 1991
Rivière Yamuna.

Agra, Tajganj, © L. Gigout, 1991
Jardin des crémations, Tajganj.


Derrière le Taj, coule la rivière Yamuna. Des chiens dorment sur les ghât, à côté des tas de cendres laissées par les crémations. Un cortège s’approche de la rive en portant le cadavre d’un parent enveloppé dans un suaire. Plus loin, le tronc d’un squelette à moitié consumé est pris dans la vase. Plus loin encore, une femme lave du linge. J’arrive à un village situé vis-à-vis du palais. Un chamelier transporte de la terre pour confectionner des jardins de quelques mètres carrés sur le limon de la rive. Une bande d’enfants s’est attachée à mes trousses, me suivant partout en quémandant une roupie. Sur les ghât, s’élève maintenant la fumée de la crémation. Le groupe rassemblé autour du bûcher récite des incantations. Les minarets et le dôme du Taj Mahal prennent dans la lumière du soleil couchant des nuances dorées. L’eau de la rivière est grise. Elle reçoit directement les égouts de la ville. La plaisanterie de Mark Twain à propos du Gange ferait aussi bien l’affaire pour la rivière Yamuna : « Aucun microbe qui se respecte ne saurait vivre dans une eau pareille ! »


Agra, © L. Gigout, 1991
Boulangers.

Agra, Ecureuil, © L. Gigout, 1991
Écureuil indien.

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