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Canton (Guangzhou), octobre

Kowloon-Senzhen, Senzhen-Canton. Transit direct, rapide et confortable, dans l’une des navettes reliant Hong Kong à la République Populaire. Retour dans la Métropole de la Chine du Sud, la “Cité ardente et chaleureuse qui fut maintes fois portée par l’incandescence révolutionnaire”, dit le Guide Bleu. Je me perds dans le dédale des sentiers encombrés de palmiers et de bambous du parc Yuexiu. Il se trouve là une statue représentant cinq chèvres magnifiques. Elles célèbrent les génies bienfaiteurs des anciens habitants de la région. Selon un mythe prométhéen, Canton occuperait le lieu où cinq Immortels vinrent apporter aux hommes des épis de riz. Ils apparurent montés sur des chèvres. Celles-ci sont devenues le symbole de Canton qui lui doit son surnom de Yangchen, la “Ville des Chèvres”.


Canton, Guanzhou, Parc Xuexin, chèvres, © L. Gigout, 1990
Canton, Parc Xuexin, statue des cinq chèvres.

Canton, Guanzhou, marché Tiyun Lu, © L. Gigout, 1990
Le marché de la rue Tiyun Lu.

Canton, Guanzhou, marché Tiyun Lu, © L. Gigout, 1990



Tiyun Lu, c’est une rue noire à moitié couverte, de l’autre côté du canal. Promenade pour se mettre en appétit. Champignons, coquillages, viande de poisson hachée, anis vert. Hippocampes pour les goitres, nerfs de porcs et scorpions séchés pour les laryngites. Merci, j’ai déjà donné. Cornes de rhinocéros et de gazelle, bois de cerf et racines de ginseng pour la vitalité sexuelle. Lézards et serpents séchés roulés en serpentins, oiseaux séchés guérissant les rhumatismes. Les poissonnières saisissent de grosses carpes dans un aquarium, les jettent sur l’étal et les découpent vivantes dans le sens de la longueur. On voit les cœurs battre et les quartiers de poissons tressaillir encore après le passage du couteau. Un homme s’approche de moi, me montre la photographie d’un vase et me chuchote « Ming !... » 


Canton, Guanzhou, marché Tiyun Lu, © L. Gigout, 1990

Canton, Guanzhou, marché Tiyun Lu, © L. Gigout, 1990



Persil, ciboulette, ail, oignons et autres plantes aromatiques. Vermicelles roulés en berlingots. Œufs du jour, œufs de cent ans enrobés de terre noire, cuisses de canard séchées, petites saucisses grasses. Écrevisses, crabes, escargots et serpents. Tomates et courgettes. Exposition de l’anatomie du porc. Cresson, choux, pommes de terre, aubergines violacées et poivrons, navets blancs, haricots verts. Une tête de brebis me regarde avec un œil glauque. Une croupe au cuir brunie par la cuisson, la queue raidie terminée par une touffe de poils laissée pour faire joli, les pattes de derrière repliées comme si elles étaient encore prêtes à bondir. Un qui n’aboiera plus. Canards suspendus à un crochet leur transperçant le bec, la peau blanche luisante, poulets bleus, poissons séchés, poulpes gélatineux, piments verts. Les crapauds dodus au ventre boursouflé clignent de leurs yeux globuleux. Rayon graines, c’est pois noirs, cacahuètes, blé, fèves blanches, rouges et vertes. Profusion d’un riz étincelant. Une jeune femme me montre une photographie : « Tang !... » 


Canton, Guanzhou, marché Tiyun Lu, © L. Gigout, 1990

Canton, Guanzhou, marché Tiyun Lu, © L. Gigout, 1990



Sur les étals, les cœurs noirs des poissons continuent de battre. Chatons, blaireaux-laveurs, tatous chapeautés, renardeaux et autres fennecs moines. Un marcassin, dans sa cage trop petite, n’a plus la force de mordre le grillage et se contente d’ouvrir des yeux remplis de frayeur. Des tortues casquées d’or s’agitent lourdement dans des bassines. Un jeune coq troue le rebord d’un panier dans lequel sont tenues prisonnières, sous un filet, six ou sept anguilles. Les clients se démènent et achètent au terme d’inépuisables discussions. Brouhaha auquel se mêlent les sonnettes des bicyclettes. Un homme sort une image de sa poche et me confie : « Qing !... »



Canton, Guanzhou, marché Tiyun Lu, © L. Gigout, 1990

Canton, Guanzhou, marché Tiyun Lu, © L. Gigout, 1990



Du blé germe dans des tonneaux. À côté se tient, impassible, un fumeur de calumet. Odeur de fiente et de tripaille, d’écaille de poisson, de plumes bouillies, de vase, de sang des animaux et de sueur des poissonnières. Nausée. Vite, retrouver le coin des aromates, de l’anis vert, des poissons domestiques multicolores (et inodores), des plantes décoratives, des bibelots kitch, des volières pleines de perruches et de mainates. 



Canton, Guanzhou, marché Tiyun Lu, © L. Gigout, 1990

Canton, Guanzhou, marché Tiyun Lu, © L. Gigout, 1990

Canton, Guanzhou, marché Tiyun Lu, © L. Gigout, 1990

Canton, Guanzhou, marché Tiyun Lu, © L. Gigout, 1990


Canton, Guanzhou, marché Tiyun Lu, © L. Gigout, 1990

Canton, Guanzhou, marché Tiyun Lu, © L. Gigout, 1990



Les Chinois adorent les oiseaux. Ils aiment bien aussi les chiens et les chats, mais laqués. Comme animal de compagnie, l’oiseau est pratique. Premièrement, il prend peu de place. En Chine, cela revêt une certaine importance. Deuxièmement, l’oiseau chante remarquablement, ce que ne savent faire avec le même art ni les chiens, ni les chats, même dotés d’un pedigree digne de la plus haute aristocratie.


Canton, Guanzhou, marché Tiyun Lu, © L. Gigout, 1990



Le chauffeur démarre. Puis il cale aussitôt son moteur. L’autobus hoquette, plein comme un œuf. Nous n’avançons pas. Automobiles agressives, motos hargneuses, camionnettes têtues, camions patibulaires, bicyclettes suicidaires s’agglutinent au milieu d’un vacarme vain de sirènes, de trompes, de sifflets et d’avertisseurs. L’autobus parvient à avancer de quelques mètres. Je me retrouve contre une jeune élégante qui me lance des regards nuancés. Dehors, il s’est mis à pleuvoir. Depuis plusieurs minutes, les nuages s’étaient accumulés, transformant la fin paisible de l’après-midi en un inquiétant crépuscule. Ils ont crevé brusquement, noyant le paysage sous un déluge d’eau que les essuie-glaces n’arrivent pas à évacuer. Nous sommes enfermés dans un paquebot haletant sur l’océan houleux. Le moteur tousse et crache. Arrêt. L’ouverture des portes provoque l’entrée d’une bouffée d’air chaud et humide. Les nouveaux venus, trempés, jouent des coudes. La jeune élégante se retourne d’un mouvement de hanches. Nous sommes maintenant l’un derrière l’autre, corps contre corps, mon menton affleurant son épaule. Je respire un parfum combiné délicat. Une nouvelle fois, l’autobus hoquette et nous fait glisser l’un contre l’autre. J’examine avec attention son oreille. Le galbe élégant de l’hélix. Les trépidations font vibrer la carcasse de métal. Je me dis : inspirer profondément, expirer. Ne s’intéresser qu’à l’oreille. Au fin duvet. Au grain de la peau. Au lobe qui s’empourpre. Me concentrer sur mon propre souffle, être tout entier, exclusivement, dans la quête de la base primordiale de toutes choses tel le sportif initié à l’art chevaleresque du tir à l’arc.



Canton, Guanzhou, bonsaï, Parc du Mémorial, © L. Gigout, 1990
Bonsaï ("penjing" en chinois) dans le Parc du Mémorial car la Chine est le pays où est né l'art du bonsaï.

Canton, Guanzhou, Institut national du Mouvement paysan, © L. Gigout, 1990
Institut national du Mouvement paysan.

Canton, Guanzhou, Institut national du Mouvement paysan, © L. Gigout, 1990

Canton, Guanzhou, Institut national du Mouvement paysan, © L. Gigout, 1990

Canton, Guanzhou, idéogrammes, © L. Gigout, 1990
Vive l'amitié entre les peuples ! Idéogrammes dessinés dans la rue par des étudiants.


Je déconseille ce labo photo : ils m'ont rendu une pelloche toute cramée.



Mercredi 24 octobre 1990. À bord du ferry pour Wuzhou, sur la Rivière des Perles, je suis installé sur une couchette étroite faite d’une planche de bois et d’un matelas en paille de riz. Il y a deux cents places disposées en deux alignements sur deux niveaux. À côté de moi, une gamine de cinq ans, les cheveux ébouriffés, vivante et rieuse, accompagne son papa. Nous avons quitté Canton à douze heures trente, laissant derrière nous le port encombré par les embarcations des pêcheurs et les barges transportant grumes, charbon et sable. Sur les rives du fleuve se trouvent des installations industrielles et quelques habitations. Ma petite voisine me parle comme si j’étais son copain de toujours. Je me sens comme un âne à ne savoir quoi lui dire. Alors, je lui dessine un mouton. Sur le mouton, je dessine une petite fille aux cheveux ébouriffés. Sur les cheveux ébouriffés, je dessine un chapeau. Sur le chapeau, je dessine une plume. Je lui explique que la petite fille sous le chapeau, c’est elle. Elle pousse des petits cris de plaisir. Dans le ciel du dessin, je dessine un soleil. Sur le chemin du mouton, je dessine une fleur, et sur le pistil de la fleur, le papillon au dragon bleu de Victoria Peak. Vingt et une heures trente. Je suçote des graines de tournesol. La fillette s’est endormie, couchée tête-bêche avec son papa, une jambe posée négligemment sur la planche transversale séparant sa couchette de la mienne. Elle a l’air d’un ange assoupi. Elle rêve. Des horizons roulent derrière ses paupières frémissantes et une chanson silencieuse coule de sa bouche entrouverte.


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