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Intervalles de dilatation (Transsibérien), septembre

Moscou, gare Iaroslav, Transsibérien, © L. Gigout, 1990
Gare Iaroslav à Moscou.


Transsibérien, © L. Gigout, 1990
Le Transsibérien, Moscou-Vladivostok.

Transsibérien, © L. Gigout, 1990


Transsibérien, Moscou-Kirov-Glazov, lundi 10 septembre 1990. Tacatac tacatac tacatac... J’ai connu plus discret. Comme d’habitude, je me retrouve avec des femmes. Elles sont toujours là, jamais loin, jusque dans ce train filant à petite vitesse vers l’Asie. Celles qui occupent les couchettes du bas ont entre cinquante et soixante ans. La troisième est plus jeune et voyage avec un enfant en bas âge. Nous avons à peine commencé notre voyage que, déjà, elles ont sorti les oignons, le poulet, un fromage blanc dégageant une odeur aigre et des pommes ridées. Elles m’ont proposé de partager leur repas. L’une d’elles rapporte de Moscou, pour le planter dans le jardin de sa datcha, un arbuste à longues tiges produisant des baies noires très utiles pour se teindre les cheveux. Nous allons voyager ensemble jusqu’à Irkoutsk pendant quatre jours, dans les douze mètres cubes de notre compartiment encombré par leurs invraisemblables bagages. Autant faire connaissance tout de suite. J’accepte un morceau de poulet un peu sec. Le reste de la voiture est occupé par des Allemands et des Suissesses. J’avais imaginé un train prestigieux. Des compartiments spacieux, une literie de draps soyeux immaculés, des salons capitonnés et un restaurant digne d’un palace. Un train au charme désuet tout imprégné d’une atmosphère laissée par des voyageurs secrets accompagnés de dames slaves au parfum délicat. Du pourpre, des dorures, des petites lampes romantiques. Mais le Transsibérien n’est qu’un train ordinaire qui se traîne sur ses rails, avec ses couchettes exiguës, un cabinet de toilette étriqué à l’extrémité de la voiture, juste à côté du samovar, et des babouchkas qui mangent des oignons.


Transsibérien, © L. Gigout, 1990


Dès mes affaires logées, je pars à la découverte du restaurant où je rencontre Sacha, vingt-huit ans, marié à Moscou et papa d’un petit garçon. Serveur dans le restaurant du Transsibérien, il passe sa vie entre Moscou et Vladivostok, à jouer de l’accordéon avec le temps en compagnie d’un gâte-sauce qui regarde, dans sa cuisine minuscule, la soupe frémir en harmonie avec la petite musique. Pour m’expliquer sa vie, Sacha dessine sur la nappe en papier deux points distants de neuf mille trois cents kilomètres. Il trace une ligne de l’un à l’autre, puis de l’autre à l’un, recommençant plusieurs fois de suite en prononçant le nom des deux villes, de plus en plus vite, évoquant ainsi l’ébranlement d’une locomotive à vapeur. Il connaît dix mots d’anglais et ses mimiques sont expressives et drôles. Quand je lui exprime ma compassion pour son difficile métier (le serveur du restaurant est un personnage important du train, une sorte de Génie du rail avec lequel il est bon d’entretenir des relations cordiales), séparé qu’il est de sa femme et de son fils, il éclate de rire. Il me fait comprendre que ça l’arrange bien comme ça car il ne supporte ni les cris de l’une ni les pleurs de l’autre. Compte tenu de l’espèce de bichlamar dans lequel nous communiquons, nos propos sont plutôt embrouillés. Il faut pourtant que nous abordions des sujets autrement importants.
– Au juste, qu’est-ce qu’on mange ?
Sacha prend une expression embarrassée. Il m’explique en gros. Tempérance et rusticité, pas de quoi réveiller les anorexiques. Bon, ça ne fait rien, la vodka compensera.
– Only mineral water and tea.
– What  ? No vodka  ? Ça n’être pas possible  ! Nié vodka tout’  ?
– Gorbatchev, Glasnost, répondit Sacha.
– Quoi Gorbatchev, Glasnost  ?
– Gorbatchev… dit-il en faisant un geste de ciseaux avec ses deux mains. No vodka, no alcohol. J’étais atterré. Faire tout ce long voyage dans ce magnifique train objet de tous les désirs ferroviaires, au cœur de la Russie orientale, sans une goutte de vodka   ! Pas de vodka dans le Transsibérien ! Mon soupir désolé laisse Sacha indécis. Soudain il se lève et échange quelques paroles à voix basse avec un homme assis à l’écart qui fait semblant d’être occupé à des comptes. Il revint vers moi avec une mine de conspirateur.
– No “official” vodka...



Transsibérien, © L. Gigout, 1990
Dans la voiture restaurant, préparation des kotlety qui, comme on peut le voir, n'ont rien à voir avec les côtelettes.


Sacha m’avait dit de venir pour le deuxième service du dîner. Au moment où j’arrive dans la salle, les convives sont déjà installés. Sacha, avec son air madré, me conduit à une place qu’il a réservée à mon intention. Il m’installe en compagnie de trois Hollandais dont deux jeunes femmes. Je suis le seul à disposer d’une assiette. Les autres sont servis directement dans des plats métalliques individuels. Des bouteilles d’eau minérale et de limonade mentholée sont disposées sur les tables. Sacha me fait un clin d’œil et place devant moi une bouteille de vodka. Surpris, les Allemands me lancent des regards courroucés. J’entreprends de faire la connaissance de mes commensaux. Attentifs aux égards dont je suis l’objet, ils se montrent amicaux et vaguement intéressés. Après s’être rapidement consultés, ils me font savoir qu’eux-mêmes trouveraient avantage à une modification de l’ordinaire, à la condition que la vodka soit transmutée en champagne. J’en touche un mot à Sacha. Celui-ci se contente de hocher la tête avec l’air de dire que, s’il était Jésus-Christ, ses miracles, il irait les faire ailleurs que dans le pays du matérialisme dialectique. Je propose aux Hollandais de partager ma vodka. Devant l’expression scandalisée qu’ils prennent en guise de réponse, je conclus que ces messieurs-dames cultivent pour les alcools prolétaires un profond mépris. Cependant, les deux jeunes femmes me regardent avec bienveillance. Peut-être même une sorte de compassion. Il n’en va pas de même avec l’autre, le mâle quidam à côté duquel je suis assis. Il est clair que j’empiète sur son territoire. Par gentillesse, les deux jeunes femmes parlent en anglais. L’autre persiste dans sa langue raboteuse dans laquelle les voyelles livrent une guerre obstinée aux consonnes. Composition de notre premier dîner : viande froide et nouilles, une pâtisserie racornie en guise de dessert. En regagnant mon compartiment, encore troublé par le sourire d’une des deux Hollandaises, je rencontre dans le couloir un drôle de petit insecte doré. Mais ça n’a rien à voir. Vingt-deux heures trente. J’avance ma montre de deux heures. Tacatac tacatac tacatac...


Transsibérien, © L. Gigout, 1990


Dix-sept heures trente. Couleurs automnales des forêts de bouleaux. Chatoiement des paysages soulignés par la couleur sombre des sapins. J’avance ma montre d’une heure. Nous venons de passer la ville de Novossibirsk. Accoudé à la fenêtre, je regarde les formes changer doucement, la montagne succéder à la plaine. Si seulement je pouvais descendre, traverser à pieds cette prairie humide et m’enfoncer dans la taïga sibérienne. Je voudrais plonger mes mains dans la terre pour en respirer l’humus. Surgissent parfois d’énormes champignons, hauts de cinquante centimètres, coupole ouverte à peau blanche mouchetée de rouille. Mais nous sommes dans les monts Saïan qu’incise le Ienisseï. Loin de Tchernobyl.

Les agglomérations sont plus fréquentes. La nature reprend des couleurs et les isbas réapparaissent. Les habitudes de la vie ferroviaire sont devenues autant de rituels. Les fuseaux horaires nous obligent à des corrections quotidiennes. Le temps se rapetisse et personne ne sait dire ce qu’il advient des heures escamotées. Le train est pourvu d’une voiture vidéo où l’on peut voir des séries américaines, des films de kung-fu et des fantaisies érotiques mièvres. À propos de libido, le jeune guide des Suissesses m’a expliqué que ces dames sont fort désappointées par l’inconfort du train, du peu d’espace et des activités se limitant aux trois modestes repas quotidiens. Je lui ai suggéré d’organiser un concours de canasta ou de rami et de servir des infusions de valériane. Mais au souvenir du sourire mystérieux de ces dames, alors que je me tiens debout dans le couloir, devant une fenêtre, légèrement penché en avant, le front appuyé contre la vitre, le regard perdu dans les paysages uniformes, de curieuses images me viennent à l’esprit. Je vois se refléter sur la vitre la silhouette de mademoiselle Lorette qui s’approche silencieusement...


Mademoiselle Lorette s’avance dans le corridor. Ses cheveux poudrés d’argent sont remontés en un chignon haut, piqué d’un peigne laqué rouge. La peau de son visage est nacrée, striée de petites rides qui se propagent en faisceaux à partir du coin des yeux et des commissures des lèvres. Elle est vêtue d’un manteau de fourrure mauve qu’elle maintient croisé sur le devant. Elle se tourne vers une fenêtre et regarde les paysages. La grande femme blonde à la beauté passée qui s’occupe du samovar s’approche d’elle. Mademoiselle Lorette regarde la femme. Derrière leurs profils défilent les sapins et les bouleaux de la forêt sibérienne. La femme russe a levé une main vers le visage de mademoiselle Lorette. Le chignon haut s’est dénoué et le peigne est resté accroché à une mèche argentée. Une buse plane dans le ciel gris. Sur le parquet du couloir, comme un animal dont les sens seraient exaltés par les vibrations lancinantes, le manteau de fourrure déchu est parcouru de frémissements. Des reflets se mêlent aux vastes paysages. Images fugitives et palpitantes, brouillées parfois par la buée exhalée d’une bouche, traces tremblantes de lèvres incandescentes, sur la vitre froide, qui boivent les nuages...


Transsibérien, Sibérie, © L. Gigout, 1990
Entre Omsk et Novossibirsk.


Krassnoiarsk-Zima. Forêts de bouleaux et de sapins. Hameaux de quelques isbas colorées. Quel jour sommes-nous  ? Le groupe des Allemands vient de terminer son petit déjeuner. Les deux jeunes Français s’adonnent à leur correspondance et Koert écrit dans un épais cahier. Le temps s’est rafraîchi. J’ai acheté à Sacha des pâtisseries pour les offrir à mes voisines qui m’ont servi, en remerciement, un café de grains sortis d’une de leurs innombrables petites boîtes. Olga a fait la connaissance d’un vieux militaire. Un Cosaque petit et trapu, la tête grise, un regard mélancolique. En uniforme de gala bardé de médailles, il se tient souvent accoudé à une fenêtre, tourné vers le paysage. Pense-t-il à ce fou d’Emelian Pougatchev, ce simple Cosaque du Don qui se faisait passer pour Pierre  III, le tsar qui habilla son armée d'uniformes prussiens et obligea les popes à se couper la barbe ?


Transsibérien, © L. Gigout, 1990
Le vieux cosaque.

Transsibérien, Sibérie, © L. Gigout, 1990
Villages sibériens entre Novosibirsk et Kasnoyarsk.

Transsibérien, Sibérie, © L. Gigout, 1990

Transsibérien, © L. Gigout, 1990
Hervé et Marie.

Transsibérien, Sibérie, Kamichet, © L. Gigout, 1990
Gare de Kamichet.


Seize heures quarante-cinq. Tacatac tacatac tacatac... Après avoir traversé une zone montagneuse, nous sommes à nouveau dans la plaine et les forêts. Un soleil pâle lisse la campagne. Des troupeaux paissent. Dans les champs cultivés, des paysans récoltent les patates et suivent les chemins en chevauchant leur side-car. À cause de la terre restée collée aux semelles de mes godillots, je les salue par la pensée. Les paysages sont beaux et émouvants. J’avance ma montre de deux heures. Les Hollandais passent de longs moments indolents allongés sur leurs couchettes. Arina m’a demandé si j’avais une chambre pour moi seul à l’hôtel d’Irkoutsk. Dix-sept heures. Arrêt en gare de Zima. Paysannes sur le quai. Champignons, câpres, cornichons, oignons, gerbes de fleurs et paniers de pommes de terre.


Transsibérien, Sibérie, Zima, © L. Gigout, 1990
Gare de Zima.

Transsibérien, Sibérie, Zima, © L. Gigout, 1990
Sur le quai de la gare de Zima.

Transsibérien, Sibérie, Zima, © L. Gigout, 1990


Dix-neuf heures trente. Les sapins et les bouleaux reculent devant les étendues de terre arable. Paysages domestiqués, nous approchons d’Irkoutsk. Après un dernier dîner composé d’une soupe, de boulettes de viande et des inévitables pommes de terre, j’ai fait mes adieux à Sacha et à son chef. Sacha m’a donné son adresse à Moscou. Le vieux Cosaque a pris mes mains dans les siennes. Dans mon compartiment, les deux complices de mes nuits sibériennes papotent doucement, jamais en peine de confidences. Elles vont continuer pendant deux jours encore jusque chez elles, à Khabarovsk, tout à l’est, sur le fleuve Amour. « Dasse-vidania, Olga ! Da skôrava, Aniouta ! Adieu... » Le lac Baïkal se confond avec l’horizon. Niché entre les collines plantées de sapins, serti dans sa capsule de roches blanches, il ressemble lui-même à une aigue-marine frisottée. Il pleut, il fait soleil, versatiles latitudes.


Transsibérien, Irkoutsk,  © L. Gigout, 1990
À Irkoutsk.



Transsibérien, Irkoutsk,  © L. Gigout, 1990
Gardienne devant le monument à la Victoire de 1945.


Irkoutsk, vendredi. Le marché. Une jeune femme, un fichu sur la tête, attend derrière un énorme tas de haricots noirs. Deux adolescents assis sur des marches grattent une guitare. Entre les rues Lénine et Karl-Marx, les maisons sont habillées de dentelle. L’humidité a gonflé les tenons, soulevé les plinthes et désaxé les vantaux. Derrière le Parlement, la garde de la flamme du soldat inconnu est féminine. Aux feux des carrefours, pour les piétons aveugles, un merle siffle caché dans son boîtier tricolore. Dans ma tête, la petite musique du train se continue, toute ténue.


Transsibérien, Irkoutsk,  © L. Gigout, 1990
Maisons sibériennes d'Irkoutsk.

Transsibérien, Irkoutsk,  © L. Gigout, 1990

Transsibérien, Irkoutsk,  © L. Gigout, 1990

Transsibérien, Irkoutsk,  © L. Gigout, 1990

Transsibérien, Irkoutsk,  © L. Gigout, 1990
Les jeunes guitaristes.

Transsibérien, Irkoutsk,  © L. Gigout, 1990
Le dernier ours.


En Mongolie, dimanche 16 septembre 1990. Après une toilette succincte, je jette un coup d’œil à la campagne mongole. Monts chauves et steppes arides. De temps en temps apparaissent les taches blanches des yourtes. Du centre de la toiture en forme de dôme s’échappe une colonne de fumée. Une ville apparaît dans le lointain, avec ses immeubles dispersés entre deux montagnes. Des taches sombres, minuscules, sont rassemblées comme un éboulis de roches volcaniques. Troupeaux des yaks sur le flanc des collines. Nous progressons sur un plateau bordé de sommets. Parmi eux, une montagne dresse sa massive silhouette blanche. Est-ce la brume accrochée à ses pentes qui la rend lactescente  ? Le givre matinal, la lumière filtrée par les cirrus ? La neige ?


Mongolie, © L. Gigout, 1990
Train chinois Moscou-Oulan-Bator.

Mongolie, Oulan-Bator, © L. Gigout, 1990
Oulan-Bator.


Quatorze heures trente. Arrêt. C’est une ville de Mongolie. Mais la Mongolie est un pays de nomades, d’éleveurs de chevaux, de yacks et de chameaux. C’est la ville du pays de Gengis Khan et des empereurs conquérants et de la Horde d’Or. C’est la ville des sages aux yeux bridés du désert de Gobi. Une ville sans architecture, un rassemblement d’immeubles blancs et bleus. Oulan-Bator, le “Héros Rouge”, capitale de la Mongolie. Ancienne Ourga construite autour du temple du Bouddha vivant, base importante pour les grandes caravanes qui traversent le désert. Les rares passants sont vêtus d’une redingote cintrée fermée jusqu’au col par des brandebourgs à fils dorés et d’un pantalon large pris dans des bottes montant jusqu’au genou. Pourquoi construire des villes aux nomades ? Pourquoi sculpter un Apollon, élever un Temple de Zeus, peindre le dôme de la Chapelle Sixtine et de la Mosquée bleue, ciseler la cathédrale de Chartres, quand les yeux du vieux Mongol sont si vifs, ses mains si délicates et si nobles ses intentions ? Les villes sont pour l’hiver, me répond-il.


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