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De Lhassa à Gyantse (Tibet 3/5), novembre

Tibet, Quxu, © L. Gigout, 1990
Village de Quxu.


Cinquante kilomètres le premier jour, nous ne sommes pas arrivés ! Quxu est niché au sud du Brahmapoutre, au pied d’une montagne granitique. Quelques maisons paysannes, blanches, saluées par les drapeaux de prières. Il s’y trouve un hôtel pourvu d’un restaurant sombre au rez-de-chaussée où l’on trouve des nouilles, du riz et des légumes frits fortement épicés. On peut également y déguster un de ces thés au beurre de yak pas piqué des vers. Pour gagner les chambres, il faut passer par la cuisine et monter un escalier étroit aux marches inégales. Il y a six lits par chambre et les fenêtres cassées laissent entrer l’air froid de la nuit. Quand on demande les latrines, un geste vague désigne un terrain planté d’arbustes malingres fréquenté par des petits cochons noirs affamés. Nous avons quitté Lhassa ce matin, dans un état d’esprit mêlant le regret de quitter une ville aussi attachante et l’excitation devant la perspective de notre expédition. Quinze minutes après notre départ, nous fûmes arrêtés par la police et la sécurité militaire réunies, au carrefour des routes de Yanbajing et de Gyangze. Il y eut des échanges de vue entre notre chauffeur et les autorités, au terme desquels il nous fut fait obligation de rebrousser chemin. Explication : le Véhicule n’agréait pas aux autorités. Pas question de circuler dans de telles conditions. Nous protestâmes contre cette intolérable atteinte aux libertés individuelles. Les autorités prétextèrent des risques d’accidents encore plus mortels quand il s’agit d’étrangers. Ils nous conseillèrent de nous rendre à l’hôtel Holiday Inn où nous pourrions trouver un minibus confortable et un chauffeur chinois qualifié. Parce que nous sentions ces considérations vexatoires pour Phuntsok, nous décidâmes de n’en pas tenir compte. De retour à l’Hôtel du Yak, nous arrêtâmes le malin plan suivant : nous prendrions l’autobus jusque Quxu et Phuntsok nous rejoindrait dans la soirée avec le Véhicule. Aussitôt dit, aussitôt fait, et c’est ainsi que nous voici à Quxu.


Tibet, Quxu, © L. Gigout, 1990

Tibet, Quxu, © L. Gigout, 1990

Tibet, Quxu, © L. Gigout, 1990

Tibet, Quxu, © L. Gigout, 1990

Tibet, Quxu, © L. Gigout, 1990

Tibet, Quxu, © L. Gigout, 1990
Hôtel-Restautant à Quxu.


Samedi. Toilette sommaire à la pompe, derrière les cuisines. L’eau glacée est revigorante. Les filles des cuisines me regardent en s’esclaffant. Se laver, quelle idée ! Nous déjeunons de thé au beurre de yak et de biscuits népalais. Dans la salle du restaurant, deux enfants au visage d’adulte, une casquette vissée sur la tête, un blouson sale et déchiré, jouent entre les tables comme de jeunes chats. Les sièges métalliques du restaurant sont habillés de skaï imprimé “Nina Ricci, Paris”. Rencontre d’un symbole de luxe et d’un dénuement n’ayant rien de symbolique. Que signifie luxe pour ces femmes passant leur vie dans leur cuisine sombre et enfumée, dont le sol est en terre battue et dont les murs suintent les chyles des vapeurs digérées ?


Tibet, Quxu, arbre à prières, © L. Gigout, 1990
Arbre à prières, Quxu.


Quoiqu’elle n’en offre pas les apparences, Quxu est une charmante bourgade. Alors que les deux Californiens perfectionnent leur technique du massage tantrique dans leur chambre, Luc et moi nous élevons. Nous escaladons un rocher où est planté un arbre à prières pour mieux voir les dessins du Brahmapoutre dans le paysage. Je remarque d’autres villages au pied d’une montagne au loin. Je propose que nous nous y rendions en promenade. Le Suisse Luc, qui s’y connaît en montagnes, m’en dissuade, me parle d’un gué difficile, de l’eau glaciale et du courant violent. En outre, ajoute-t-il, contrairement à ce qu’il y paraît, cela fait bien cent kilomètres.


Tibet, Quxu, © L. Gigout, 1990
Enfants de Quxu.

Tibet, Quxu, moulin, © L. Gigout, 1990
La meule du moulin.

Tibet, Quxu, © L. Gigout, 1990
Le long du petit canal qui conduit au moulin.


Le chemin suit un petit torrent dont les rives sont prises par la glace. J’arrive à un moulin. Le torrent s’engouffre par le devant, dans le soubassement de l’édifice, et en ressort de l’autre côté en jaillissant. Des hommes vont et viennent entre une ferme voisine et le moulin, portant sur leur dos des sacs de grains. Au fond de la cour, une porte ouvre sur une première pièce encombrée de sacs. Dans l’enfilade de celle-ci se trouve le local de broyage, éclairé par une lucarne. La lumière oblique emprisonne les fragments de son et enveloppe d’un halo perlé le centre de la pièce et le mécanisme. Une toile grossière est accrochée au plafond de manière à former entonnoir. Le meunier vient régulièrement y déverser l’orge tirée des sacs. Une ouverture pratiquée à la base permet aux grains de s’écouler à la façon d’un sablier. L’énorme meule est juste en dessous, horizontale, trouée en son milieu pour recevoir le filet de grains. Elle tourne régulièrement, en grinçant, rejetant sur la périphérie la mouture blanche.


Tibet, Quxu, moulin, © L. Gigout, 1990
Derrière le moulin.

Tibet, Quxu, © L. Gigout, 1990
Voyageurs.

Tibet, Quxu, © L. Gigout, 1990

Tibet, Quxu, © L. Gigout, 1990

Tibet, Quxu, © L. Gigout, 1990


Phuntsok est arrivé à seize heures avec le Véhicule. Nous partons aussitôt car il s’agit de passer le pont du Brahmapoutre de nuit afin d’éviter le poste de la sécurité militaire qui en assure la garde. Nous traversons le fleuve sans encombre et passons la nuit dans un relais éclairé à la bougie, au pied de la colline Chuwori, l’une des quatre montagnes sacrées du Tibet. J’ai craint, un instant, de devoir voyager avec Pax et Déborah. Pour une raison que j’ignore, ils sont pressés. Immobilisés à Quxu, ils rongeaient leur frein et harcelaient Luc pour qu’il téléphonât à Lhassa. Je nous voyais déjà traverser le Tibet en trois ou quatre jours et débarquer, à bout de souffle, à Katmandou sans avoir eu le temps de rien voir que le capot du Véhicule. Heureusement, Luc est avec nous et il évolue dans un espace-temps spécifique. Se lever, s’habiller, faire une toilette pourtant réduite à l’essentiel, ranger avec un soin maniaque ses affaires, prendre son petit déjeuner, procéder aux ultimes vérifications sont autant d’activités qu’il fait avec son temps à lui. Luc imprime sa bradykinésie helvétique à notre groupe. Je ne m’en plains pas. Cette décélération me semble nécessaire au survol d’espaces nés du fracassement cénozoïque de l’Inde détachée de l’Antarctique contre l’Asie et qui dure depuis quarante millions d’années.


Tibet, Yamzho Yumco, Kamba La, © L. Gigout, 1990
Yaks à proximité du lac Yamzho Yumco après le passage du col de Kamba La (4800 m.)


Yamzho Yumco, le “Lac turquoise”. Il est la demeure d’une "divinité courroucée" (déités bénéfiques dont la fonction est de protéger le bouddhisme et ses pratiquants). Il est aussi l’un des supports de l’âme tibétaine. Le glacier Nojin Kangsang le domine de ses 7223 mètres.


Tibet, Yamzho Yumco, Kamba La, © L. Gigout, 1990

Tibet, Yamzho Yumco, Kamba La, © L. Gigout, 1990

Tibet, Yamzho Yumco, Kamba La, © L. Gigout, 1990


Le Kamba La ressemble aux montagnes du Qinhaï. Des massifs ronds couverts d’un manteau de velours dont les strates se désagrègent et remplissent les vallées de poussière. L’ascension est vertigineuse et le Véhicule gagne notre respect. La route est un chemin de pierres et de sable traversé parfois par de petits torrents qui drainent les sédiments arrachés à la montagne. Des cantonniers, hommes et femmes, ombres perdues dans ces solitudes froides, limitent comme ils peuvent les dégâts causés par les intempéries. La poussière envahit notre habitacle, nous recouvre, traverse nos vêtements, nous donnant peu à peu une allure d’esquisses.


Tibet, Col de Karola, Nojin Kangsang, © L. Gigout, 1990
Col de Karola (5010 m.) et glacier Nojin Kangsang (7223 m.)

Tibet, Longma, © L. Gigout, 1990
Montagnes à Longma.

Tibet, Longma, © L. Gigout, 1990

Tibet, Longma, © L. Gigout, 1990


Tibet, Longma, © L. Gigout, 1990
Dans ces solitudes glacées, une femme et ses enfants.

Tibet, Longma, © L. Gigout, 1990

Tibet, Longma, © L. Gigout, 1990
Pause refroidissement pour le Véhicule.


Tibet, Longma, © L. Gigout, 1990

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