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Kenya et Rwanda, janvier


Algérie Actualité, N°1332, semaine du 25 avril au 1er mai 1991.


Sans le savoir, en décidant intuitivement de partir vers l’Asie pour ensuite continuer en Afrique, projetais-je une sorte de remontée de la grande destinée historique ? L’Europe, fille d’Asie, elle-même fille d’Afrique. Fier d’une telle pensée, je gonfle mes poumons et je pose les pieds sur cette bonne vieille terre africaine. « Jumbo Lucy ! » J’aurais bien voulu savoir quelle tête tu avais. Cet Américain, ce Donald Johanson qui s’était égaré au lieu-dit Hadar, quelque part dans le triangle des Afars, à trois cents kilomètres au nord d’Addis-Abeba, qui est-il exactement pour toi ? Il vit l’extrémité supérieure de ton cubitus et il assembla méticuleusement tes mâchoires, tes dents, les fragments de ton crâne, les os de tes membres, tes doigts et tes orteils, jusqu’à reconstituer 70 % de toi. J’ai vu ta photo, Lucy. Ils disent que tu es la première des hominidés à marcher sur ses pattes de derrière. Tous les journaux ont parlé de toi et certains l’ont fait en termes bien peu galants. Lorsque j’ai appris qu’ils t’avaient trouvée, un instant j’ai eu envie d’être paléoanthropologue pour pouvoir caresser le col de ton fémur et sa tête fémorale. Et puis le temps a passé. Le temps, tu connais ça, toi. Maintenant, alors que je fais mes premiers pas sur la terre africaine, je me souviens que nous sommes de la même famille. Tu es ma petite sœur, « Lucy in the sky, with diamonds. »

Contourner le Lac Victoria et les chutes aux sources du Nil. Traverser l’Afrique d’Est en Ouest pour rejoindre Douala. Puis remonter vers le nord. Hoggar, oasis et palmeraies. Rien ne presse. Je compte rester quelques jours à Nairobi avant de prendre une décision. Sur le seuil du continent noir, je suis rempli d’enthousiasme. Pas pour longtemps. L’accueil des autorités frontalières à l’aéroport me ramène à des sentiments plus tempérés. Il semblerait qu’il y ait doute que je sois un touriste véritable, prêt à participer de manière significative à la prospérité de l’économie locale. Le pays a fait des efforts pour valoriser comme il se doit ses richesses naturelles ; les magnifiques plages de Mombasa sont devenues des stations balnéaires et la savane a été aménagée en parcs naturels mis à la disposition des marchands de safaris. Lorsque je me présente à la porte du paradis des grands chasseurs, on répugne à me laisser entrer.
– Non, m’explique un policier, il n’y a pas de problèmes. Il suffit de nous montrer votre return ticket. C’est le règlement.
– Je n’en ai pas.
– Alors vous ne pouvez pas entrer au Kenya. C’est le règlement.
– Écoutez, j’ai un visa pour un mois et j’ai ce qu’il faut comme argent pour payer mon séjour. Je ne sais pas combien de jours je vais rester ni où j’irai ensuite.
– Vous ne pouvez pas rentrer sans billet de retour. C’est le règlement.
Le règlement, hein ? Les autres voyageurs derrière moi commençant à grogner, je m’écarte pour les laisser passer le temps de réfléchir à la situation. Il me manquerait plus qu’ils me renvoient en Inde ! Après que le dernier passager ait passé le portique, je me présente à nouveau au policier et à son chef.
– Bon alors, comment fait-on ? Je vais quand même pas rester en quarantaine dans ce couloir.
– Il faut que vous achetiez un billet. Je vais vous accompagner jusqu’aux bureaux des compagnies. À quelle destination désirez-vous vous rendre ?
– Je n’en sais rien.
Le seul bureau ouvert est celui des Kenya Airways. Je questionne l’employée. Le premier vol pour un pays limitrophe ?
– Kigali, me répond-t-elle.
– C’est où ça ?
– Rwanda.
– Bon, dis-je d’un air entendu, je prends.

Kigali, Rwanda, je ne suis pas vraiment avancé. Dans le hall de l’hôtel où m’a conduit un chauffeur de taxi, se trouve une carte de l’Afrique centrale. Je cherche le Rwanda. Je trouve une petite tache bleu pâle coincée entre la bosse occidentale jaune de la Tanzanie et la masse verte du Zaïre. Juste au-dessus du Burundi. Je me souviens des tambours de l’Ubumwe, l’hymne à l’unité du peuple murundi. Ça ira.



Kénya, Nairobi, © L. Gigout, 1991
Taïfa Road, Nairobi.

Kénya, Nairobi, Jamia, © L. Gigout, 1991
Mosquée Jamia.

Kénya, Nairobi, © L. Gigout, 1991
Barbier.


– Achète-moi un safari. Je peux t’arranger une expédition en Land Rover. Ce n’est pas cher. Je peux aussi trouver un groupe, si tu préfères.
Considérant ma réaction très peu favorable, l’homme sort du registre habituel et, comme il n’a rien d’autre à faire, il m’accompagne un instant. Il est éthiopien. Avec l’arrivée des réfugiés soudanais et somaliens, la situation est devenue difficile et la concurrence est rude. Il travaille au black pour une agence. S’il n’amène pas de client, il se fera expulser.
– C’est comment, un safari ? J’aimerais voir le Kilimandjaro.
– Le Kilimandjaro, ce n’est pas ici. C’est en Tanzanie. Ici, il y a le mont Kenya. C’est la même chose.
– Les neiges du mont Kenya, un blanc manteau... Hum, ça rime pas.
– Le mont Kenya, c’est le Kirinyaga, la montagne sacrée des Kikuyu. Des couloirs ont été ouverts dans la glace pour les expéditions touristiques. Tu dois faire le safari. Tu verras des animaux dans les réserves. Des éléphants, des lions, des léopards, des phacochères, des hippopotames, des zèbres, des girafes, des panthères, des impalas et des Masaï.
– Quel zoo ! Les Masaï aussi sont dans les réserves ?
– Les guerriers masaï, oui. Il y a des expéditions dans la réserve de Masaï-Mara. Ils font des sauts acrobatiques et sont habillés avec leurs costumes traditionnels.
– Le folklore, c’est pas mon truc. Je voudrais voir les rhinocéros.
– Les rhinos ? Tu es braconnier ?



Rwanda, Kigali, © L. Gigout, 1991
La marché de Kigali.

Rwanda, Kigali, © L. Gigout, 1991

Rwanda, Kigali, © L. Gigout, 1991
Hôtel à Kigali.

Rwanda, Kigali, © L. Gigout, 1991

Rwanda, Kigali, © L. Gigout, 1991
Avenue de la Démocratie, Kigali.


Trois militaires en treillis, pistolet mitrailleur à la main, s’avancent vers moi.
– Bonjour monsieur. Pouvez-vous nous dire où vous allez, s’il vous plaît ?
– Bonjour messieurs. Oui, bien sûr, je peux vous le dire. Je me promène tout en cherchant l’ambassade du Zaïre.
– Ah bon. Alors vous marchez comme ça, au hasard ?
– Au hasard ? Non. On m’a dit que c’était par cette rue.
– Pouvez-vous me montrer vos papiers, s’il vous plaît monsieur ?
– Mes papiers ?
– Oui, quoi. Vos documents d’identité.
– Mon passeport ? Je ne l’ai pas avec moi. Il est à l’hôtel.
– Comme ça, vous traversez ici sans documents ?
– Je ne traverse pas. Je me promène dans Kigali.
– Ne jouez avec les mots, s’il vous plaît. Je dis que vous traversez sans papier et que, avec les problèmes que nous connaissons actuellement, ce n’est pas normal.
– Mon passeport est à l’hôtel. Si vous voulez, je vais aller le chercher.
– Oui, c’est ça. Allez le chercher.
Je fais quelques pas pour m’éloigner quand l’un des militaires se ravise.
– Attendez ! Je vois un carnet dans votre poche. Pouvez-vous me le montrer, s’il vous plaît ?
– Je vous en prie.
– C’est mal écrit. Pourquoi écrivez-vous sur un carnet ?
– Oh ! je voyage. Alors je prends des notes sur ce que je vois, mes impressions. Vous savez ce que c’est…
– Qu’allez-vous écrire sur le Rwanda ?
– Je ne sais pas encore. Je viens juste d’arriver.
– Pourquoi avez-vous écrit Tutsi, avec une flèche, et en dessous Hutu ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Que savez-vous exactement ?
– Je ne sais rien. Juste qu’il y aurait un problème entre les deux ethnies.
– Vous le voyez, lui, le petit-là, me dit-il en désignant son camarade. Il n’est pas de la même ethnie que moi. Il est hutu, je suis tutsi, et nous ne n’avons pas de problème. Quel renseignement avez-vous ?
– Rien. On m’a parlé d’accrochages hier.
– Qui vous l’a dit ?
– Les gens de l’hôtel.
– Bon, ça va comme ça. L’ambassade du Zaïre est dans cette rue-là. Quand vous reviendrez, amenez votre passeport. Maintenant, vous pouvez partir.

Le diplomate

Avisant un débit de boissons, j’entre et je consulte les étiquettes des bouteilles alignées sur une étagère derrière le comptoir : whisky, brandy, Malibu. Un groupe de consommateurs se tient debout. Parmi eux, un homme d’une cinquantaine d’années, petit et rond, l’air important. Me voyant hésiter en regardant les bouteilles, il se tourne vers moi et désigne une bouteille.
– Très bon, me dit-il. Cela s'appelle Inkangaza, le vin au miel. Je vois que vous avez mal à la gorge. C’est bon pour la gorge.
L’homme n’a pas besoin d’être encouragé pour faire la conversation. Il parle fort, d’un ton péremptoire, en s’essoufflant rapidement. La sueur perle sur ses tempes et les ailes de son nez. Il prend mes mains dans les siennes et ne les lâche plus, me tient fortement l’épaule, pointe son index sur mes côtes pour ponctuer ses importantes déclarations. Il est ivre et congestionné.
– Je suis diplomate, me déclare-t-il. Je suis en poste à l’ambassade du Zaïre.
– Ah, ça tombe bien, je souhaite me rendre dans votre pays et j’ai besoin d’un visa.
– Venez me voir. Je vais arranger votre problème.
– Je n’ai pas de problème.
– Taisez-vous ! Je vais vous faire un visa de transit, ça vous coûtera moins cher.
– Oui mais je compte rester au moins un mois.
– Ça ne fait rien.
– Je ne sais pas. On m’a dit que les autorités étaient... tatillonnes et je ne veux pas avoir d’ennuis. Je préférerais un visa normal.
– Comment ? Vous refusez mon amicale proposition ?
Il approche son visage en sueur du mien et se hausse sur la pointe des pieds.
– Vous mettez en doute ma bonne volonté ? Vous ne devez pas discuter ! Je vous ferai un visa de transit. Venez à l’ambassade un matin dans la semaine et demandez-moi. Je vous arrangerai votre affaire avec vitesse.
– Bon, bon. C’est vraiment très aimable de votre part.
– Les Belges sont des imbéciles, me dit-il sans transition. Ils nous ont fait du mal et ils n’ont jamais rien compris à l’Afrique. Ce qui se passe au Rwanda est de leur faute.
Il hausse de nouveau le ton et transpire en abondance. De grosses gouttes de sueur descendent le long de ses joues et explosent en postillons quand elles rejoignent la commissure de ses lèvres.
– Ils ont mis les Hutus au pouvoir et quand les problèmes ont commencé, ils sont partis.
– Vous savez pourquoi ils vont toujours nager au fond des piscines ?
– Taisez-vous ! Saddam est un fou mais cette guerre est une catastrophe. Qu’est-ce que Bush est allé faire là-bas ? De quel droit s’arroge-t-il le rôle de gendarme de la planète ?
– Il y a quand même eu la déclaration de l’ONU...
– Quelle erreur ! Quelle monumentale erreur ! Entre nous, ce Pérez de Cuellar s’est laissé berner par les Américains et les sionistes.
– Moi je pense que...
– Vous connaissez Marseille ? J’ai envoyé mes filles faire leurs études là-bas. Je pense que c’est mieux pour elles. C'est une bonne université ?
– Peuchère qu'elle est bonne ! Elles font quoi comme études ?
– Attendez. C’est un quart d’heure avant le couvre-feu. Il faut rentrer. N’oubliez pas de venir me voir. Au revoir, au revoir, mon ami.

C’est effectivement un quart d’heure avant le couvre-feu. Les rues sont désertes, les portes fermées et les rideaux tirés. Mon hôtel, situé au cœur de la ville, est bouclé et il faut que je tambourine à la porte pour que l’on vienne m’ouvrir. Le gardien est déjà au lit. Un autre client est assis à une table devant son journal. Il s’ennuie ferme et passe le temps à découper les lettres des gros titres. Je débouche ma bouteille d’Inkangaza pour que nous la buvions ensemble. Tanzanien, il est chauffeur et promène son pick-up Toyota dans les pays de la région.

Kigali - Goma

Mis à part un ou deux camions, nous n’avons vu aucun véhicule depuis notre départ de Kigali. Nous sommes quatre. La voiture est une vieille limousine japonaise. Le chauffeur, un autre homme et une femme qui l’accompagnent sont zaïrois. Nous sommes continuellement arrêtés aux postes militaires qui contrôlent la route. Les barrages sont devenus plus fréquents en approchant de Ruhengeri. La route est barrée de chicanes faites de grosses pierres, de troncs d’arbres ou de conduits d’égout. Hommes en treillis, casque sur la tête, bardés de grenades offensives, fusil à baïonnette sur l’épaule, ou bien civils armés de sagaies, de machettes et de massues. À défaut d’être rassurant, tout est calme. Des femmes marchent en file indienne, chargées de fardeaux qu’elles portent sur la tête ou sur leur dos. La végétation est dense. Bananeraies cernées par d’obscures forêts de bambous, hagénias couverts de plantes parasites et champs de café. Le paysage est volcanique et la terre rouge colore les rivières. Sur le flanc des collines, les cultures soignées sont disposées en pente régulière.

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