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Pékin (Beijing), septembre

L’horloge de la gare de Zaminud indique vingt-trois heures. Le quai est désert. La façade austère est éclairée par une enseigne lumineuse colorée. Nous glissons de quelques mètres sur les rails jusqu’à une autre gare illuminée comme un arbre de Noël. Des jeunes femmes chinoises en uniforme, coiffées de casquettes galonnées, viennent nous saluer et prendre nos passeports. Mon voisin de banquette, monsieur Su, rit. Nous sommes à Erlian, en République Populaire de Chine. Les Chinois ont un goût appuyé pour les néons aux couleurs de nursery. Les voyageurs sont invités à descendre du train. La gare est remarquablement propre et les haut-parleurs diffusent une musique éthérée. Il y a un bar où l’on peut boire de la bière chinoise et du thé. Je m’y rends en compagnie d’Arina et de quelques autres, après qu’une superbe locomotive à vapeur eut emporté notre train en crachant dans la nuit lustrée de nuages blancs lumineux. La machine était un spectacle grandiose. Le fruit de l’amour fécond de l’eau et du feu. Les bielles se sont mises en mouvement lentement en faisant tressaillir le monstre d’acier. Le convoi s’est éloigné vers des hangars pour changer les boggies des voitures. Les voies soviétiques sont plus larges que les voies européennes et chinoises et toutes les voitures doivent être soulevées à l’aide d’une grue et déposées sur de nouveaux boggies placés sur une voie contiguë.

Dans la voiture restaurant, les tables sont simplement recouvertes d’une nappe blanche. Je m’y installe à l’heure du petit déjeuner. Une jeune Chinoise en uniforme bleu dépose devant moi deux longues baguettes décorées d’entrelacs dorés. Puis elle me sert un bol dans lequel fume une soupe de vermicelles, des morceaux de carottes et des lamelles de viande de bœuf. Des Japonais installés à une table voisine me regardent, amusés, examiner mes baguettes avec prudence. L’un d’eux se dévoue et entreprend de m’initier aux délicates manipulations. Je suis en Chine et j’aime la façon délicieuse qu’a Arina de poser sa main sur mon bras ou mon épaule quand elle se tourne vers moi. J’aime quand elle rit et quand elle adoucit un propos moqueur d’un regard caressant. Monsieur Su m’explique que les paysans que nous voyons dans les champs cultivent le gaoliang, une variété de sorgho produisant une graine noire. À l’est, s’étend la chaîne montagneuse du Taihangshan. Sur ses flancs courre une sorte d’éboulement rectiligne ponctué de constructions cubiques ramassées. Je questionne monsieur Su. « Wanli chang cheng » me répond-il. La Grande Muraille de Chine !

Dix-sept heures. Après tous ces jours passés avec, dans les oreilles, les battements et les soupirs ferroviaires, la grande place devant la gare de Pékin et l’avenue Chang’an semblent plongées dans la ouate. Les milliers de bicyclettes glissent ensemble telles les figurantes d’un ballet. Leurs sonnettes laissent échapper un constant gazouillis de petites bulles sonores. Les fleurs abondent partout, en corbeilles, en massifs et en parterres. Arrivés à Pékin, nous sommes tous ébahis, étourdis, engourdis. En même temps, je me sens bien. Une fraîcheur, une impression de jeunesse qui me remplit d’énergie.*
(*Pas étonnant au regard de la loi de la relativité restreinte d'Einstein appliquée à l'électrodynamique du corps en mouvement de notre voyageur.) 



Affiche de 1970 du "Petit Livre rouge".


18 août 1966. Dès l’aube, les rues de Pékin s’éveillent au son des gongs et des cymbales. Par centaines de milliers, les étudiants et les lycéens marchent vers la place Tian’anmen. Mao Zedong est à la tribune en compagnie de Lin Piao et de Zhou Enlai.
Lin Piao dit : « Nous devons sur une vaste échelle mettre en place les autorités prolétariennes, abattre les révisionnistes contre-révolutionnaires. »
Zhou Enlai dit : « Nous devons créer de nouvelles habitudes faites d’amour et de travail, de rapport d’égalité entre supérieurs et inférieurs, d’aide mutuelle et de compréhension dans le travail. »
Mao dit : « La révolution n’est pas un dîner de gala ; elle ne se fait pas comme une œuvre littéraire, un dessin ou une broderie ; elle ne peut s’accomplir avec autant d’élégance, de tranquillité ou de délicatesse, ou avec autant de douceur, d’amabilité, de courtoisie, de retenue et de générosité d’âme. La révolution, c’est un soulèvement, un acte de violence par lequel une classe en renverse une autre. »
Les jeunes gardes rouges scandent : « L’Orient est rouge ! La langue est une épée, la plume est un poignard, le pinceau est une arme ! »




Pékin, Beijing, Tian Anmen, © L. Gigout, 1990
Place Tian Anmen, Pékin.

Il y a des guirlandes électriques aux devantures des magasins, des drapeaux le long des avenues, des affiches de couleurs, des fleurs et des messages de bienvenue à tous les coins de rue.  La place Tian Anmen baigne dans une fête doucereuse et tranquille, un étourdissement calculé propice à l’oubli et à la légèreté. Les Chinois sont joviaux et le peuple de la rue donne l’impression d’être heureux. C’est à se demander si le crime a bien eu lieu. Au milieu du vaste espace dallé de granit, un massif de fleurs fait une tache d’un beau rouge sang. Les drapeaux claquent au vent. Les pompiers arrosent les fleurs et les électriciens tirent les câbles pour des essais d’éclairage. Des ouvriers installent de longues bannières rouges à idéogrammes d’or. Les marchands de glaces et de souvenirs ont fixé des parasols blanc et bleu à leurs cabrouets. Pékin s’est habillée de cents fleurs rouges, du chant et des rires des filles et des enfants. L’humble voyageur n’en demandait pas tant. La capitale chinoise, en ce début d’automne 1990, est si charmante.



Pékin, Beijing, Paris, Bastille, Tian Anmen, © L. Gigout, 1989 Pékin, Beijing, Paris, Bastille, Tian Anmen, © L. Gigout, 1989
Place de la Bastille, Paris, en juin 1989. A droite, réplique de la "Déesse de la liberté" par les étudiants des Beaux-Arts.


Lundi 5 juin 1989. Pékin ne s’est pas encore rendue à l’ordre des autocrates. D’un côté, plusieurs milliers de jeunes, avides de liberté. De l’autre, cent blindés T-69 à chenilles. Les soldats autour de la place, les longues rafales soudain tirées, les morts, les blessés écrasés par les chenilles des tanks, les cadavres brûlés, samedi à l’aube, par les soldats. Le “Printemps de Pékin” nous avait tenus en haleine des semaines durant. Les étudiants hirsutes, dépenaillés, passionnés, un bandeau couvert d’idéogrammes rouges dans les cheveux, cet homme immobile au milieu d’une large avenue, en chemise blanche, les bras écartés, les mains nues, une colonne de vingt blindés avançant vers lui. Il n’avait pas bougé. Les blindés s’étaient arrêtés et, pendant quelques secondes, ce fut un incroyable face-à-face. 



Plan du Palais impérial.


Pékin, Beijing, Palais Impérial, Cité interdite, Porte de la Paix Céleste, © L. Gigout, 1990
Palais Impérial (Cité interdite), Porte de la Paix Céleste Inscription à gauche : Vive la République populaire de Chine. A droite : Vive l'amitié entre les peules du monde. La Cité était le lieu d’administration pour l’Empereur. Il y habitait lui-même, avec son épouse et ses concubines.


La Chine aime les calligraphies grandiloquentes. Le socialisme n’a rien inventé, il n’a fait qu’adapter le contenu. On en trouve partout, sous la forme de mystérieuses métaphores poétiques. Les édifices, les montagnes, les falaises, les jardins et les fleurs sont ainsi consacrés. Le génie des images inspirées a également servi les empereurs quand ils nommèrent les pavillons de la Cité interdite. Harmonie, Perfection, Pureté, Élégance et Paix. Ils ont des toitures gracieuses, dites en “aile de faisan” ou en “échine de dragon”. Les façades sont richement décorées. Le rouge est la couleur reine. Il est le symbole de la vie, de la beauté et de la richesse. Le blanc est la couleur de la mort.



Pékin, Beijing, Palais Impérial, Cité interdite, Porte de la Paix Céleste, © L. Gigout, 1990
La sortie. Au fond, le mausolée de Mao sur la place Tian Anmen.

Pékin, Beijing, Palais Impérial, Cité interdite, Hong Yi Ge, Palais de la Justice Rayonnante, © L. Gigout, 1990
Hong Yi Ge, palais de la Justice Rayonnante.

Pékin, Beijing, Palais Impérial, Cité interdite, Palais de l'Harmonie Suprême, © L. Gigout, 1990
Palais de l'Harmonie Suprême.

Pékin, Beijing, Palais Impérial, Cité interdite, toitures, échine de dragon, © L. Gigout, 1990
Toitures "en échine de dragon" dans le Palais Impérial.

Pékin, Beijing, Palais Impérial, Cité interdite, toitures, échine de dragon, © L. Gigout, 1990

Pékin, Beijing, Palais Impérial, Cité interdite, toitures, échine de dragon, © L. Gigout, 1990

Pékin, Beijing, Palais Impérial, Cité interdite, toitures, échine de dragon, © L. Gigout, 1990

Pékin, Beijing, Palais Impérial,Cité interdite, toitures, figurines, © L. Gigout, 1990
Figures en terre vernissée. Elles protègent les bâtiments des esprits malfaisants.
Pékin, Beijing, Palais Impérial,Cité interdite, toitures, figurines, © L. Gigout, 1990

Pékin, Beijing, Palais Impérial,Cité interdite, Palais de Harmonie Suprême, © L. Gigout, 1990
Piliers de marbre sculpté bordant la rampe d'accès au Palais de l'Harmonie Suprême.

Pékin, Beijing, Palais Impérial,Cité interdite, © L. Gigout, 1990
Dans le Palais impérial.

Pékin, Beijing, Palais Impérial,Cité interdite, © L. Gigout, 1990

Pékin, Beijing, Palais Impérial,Cité interdite, © L. Gigout, 1990

Pékin, Beijing, Palais Impérial,Cité interdite,Palais de l'Éternel Printemps, dragon, © L. Gigout, 1990
Tête de dragon dans le Palais de l’Éternel Printemps.

Pékin, Beijing, Tian Anmen, faisan, phénix, © L. Gigout, 1990
Faisan (Phénix) sur la place Tian Anmen.


Sur l’esplanade, devant l’obélisque aux héros du peuple, ont été installés deux formidables volatils confectionnés avec des fleurs et de la verdure. Plumes de pétales frémissantes, ils figurent des faisans (des phénix !), oiseaux bénis des ornithologues. Ce faisan est un animal hautement symbolique en Chine et les Chinois ont pour les symboles et les rites un attachement philosophique. Les Taoïstes le désignent sous le nom de “tanniao”, oiseau de cinabre, lequel cinabre est le nom du sulfure rouge du mercure. Soufre et mercure : les deux éléments de base de l’alchimie universelle. Le rouge est la couleur du feu et du sang. Matriciel, il est lié à l’immortalité. Le phénix renaissant de ses cendres est la monture des Immortels.



Pékin, Beijing, Xuanwumen, © L. Gigout, 1990
Rue populaire du centre (Xuanwumen).

Pékin, Beijing, Xuanwumen, temple, © L. Gigout, 1990
Temple dans le même quartier du centre.

Pékin, Beijing, cycliste bibliophage, © L. Gigout, 1990
Le cycliste bibliophage.

Pékin, Beijing, rue Dongdan, © L. Gigout, 1990
Rue Dongdan à 17h.


Énergique, longs cheveux noirs noués en queue de cheval, tailleur de serge grise, la traminote est charmante. Dans le maxi trolleybus à soufflets, l’ambiance est décontractée mais sans laxisme. Les tickets sont vendus par deux jeunes femmes en uniforme vert coincées à l’intérieur d’un étroit habitacle. Un ticket coûte un jiao, un dixième de yuan, environ dix centimes. Dans leur guérite, les receveuses font les drôles. Elles mangent des énormes sandwiches et font du trapèze avec les barres de maintien. Après le départ du bus, elles vont à la chasse aux resquilleurs. Comme il n’existe pas de pièces, elles rendent la monnaie en minuscules billets jaunes, savamment pliés ensemble en berlingot, par groupe de dix. 

À un croisement, alors que notre conductrice s’était légèrement écartée du couloir du câble aérien, le trolley s’est dégagé de la caténaire et s’est mis à battre librement. Le véhicule s’est arrêté. Une corde fixée à l’extrémité du trolley permet de guider celui-ci afin de le remboîter sur la caténaire. Pour se saisir de la corde trop courte et gigotante, la jeune conductrice se met en devoir de sauter le plus haut qu’elle peut. Pour l’aider, tous les passagers se lèvent. Les piétons s’arrêtent. Les cyclistes mettent un pied à terre et y vont de quelques encouragements. À la fin du premier acte, lorsque la jeune femme s’est enfin saisie de la corde, ils applaudissent. Au deuxième acte, il s’agit de mener à bien l’opération de remboîtement. Tâche délicate combinant balancements et tiraillements aléatoires. L’artiste sautille, fait des pas de côté, fouette, pirouette et se relève. À chaque tentative, les hourras s’élèvent parmi la foule des spectateurs. Cent mains tiennent la corde avec elle. Quand elle parvient enfin à remettre sa machine d’aplomb, les bravos fusent. Elle contourne alors son véhicule, regagne son poste de pilotage et, sans un regard pour son public, remet les gaz promptement. Le véhicule fait un bond en avant et s’avance ragaillardi vers de nouvelles aventures.



Pékin, Beijing, rue Dongdan, © L. Gigout, 1990


Dans le couloir dévolu aux cyclistes, nous sommes plusieurs centaines à attendre. Fièrement immergé dans la circulation, je fais des efforts pour m’accorder avec la petite musique de la rue pékinoise. Lorsque le feu passe au vert, les difficultés commencent. Coups de pédales, écarts involontaires, roulis, témérité des uns contre hésitations des autres, se garder devant, se garder derrière, sur les côtés, des cyclistes qui me frôlent de quelques centimètres sans crier gare, qui se rabattent, qui freinent et qui repartent. La roue avant n’a qu’à bien se tenir. L’équilibre est une affaire de mouvement, comme dans la vie. Les petites sonnettes sont les instruments privilégiés du concert qui se joue. Aussi indispensables que les pédaliers, elles sont les cordes vocales des bicyclettes. Cela confère au cycliste l’obligation d’assurer un contact permanent entre le pouce de la main droite et le poussoir métallique actionnant le moulinet sous la cloche. Au delà du caquetage frivole dont elles sont coutumières, le registre doit être suffisant pour permettre une sollicitation polie ou un avertissement musclé. 

À un ralentissement, ma roue est irrésistiblement attirée par les pédales du vélo d’à côté. Loi des champs magnétiques spontanés, peut-être liés à la petite dynamo, ou expression d’une sexualité exotique ? Malgré un colossal effort de volonté de ma part, la roue s’obstine dans la mauvaise direction et ma machine se met à pencher dangereusement. Les conséquences d’un accrochage sont incalculables. Telle une vaguelette se transformant en raz de marée, le plus infime incident peut engendrer une catastrophe, laissant derrière elle des selles déchirées, des roues déjantées, des fourches enchevêtrées, des chaînons et des rivets éparpillés dans un désordre de démonte-pneu, de bidons, de pompes, de pinces à pantalons, de sacoches et de catadioptres, voire, suprême horreur, amalgamés aux freins arrachés et aux câbles entortillés, des boyaux encore fumants jaillissant de leur gaine crevée, transpercés par des milliers de rayons hérissés évoquant une armée de lanciers engloutie. Donc, ne pas tomber. Marquer plutôt un temps d’arrêt au risque de surprendre ceux qui suivent, par centaines.

« Gni ka ! Fou fou hang. – T’ién tchou maozédong pao you. – T’ién tchou ti mèt kè kioung san tong ! – Hoho ! Qou sen tsi ! »
 

Le pire, ce sont les intersections. Elles sont de redoutables casse-tête. Sachant que les avenues sont découpées en six couloirs (trois par sens), que le couloir le plus à gauche est pour les automobiles, celui du milieu pour les autobus et celui de droite pour les vélos, qu’aux stations les autobus traversent le couloir des cyclistes, obstruant celui-ci et obligeant les cyclistes à se déporter dans le couloir des autobus, qu’il arrive que les autobus s’arrêtent dans leur propre couloir, obligeant leurs passagers à traverser le couloir des cyclistes, que feriez-vous si, vous trouvant à une intersection, vous aviez comme moi dans l’idée de tourner à gauche ? C’est une idée imbécile, me diriez-vous, nous ne l’aurions pas. Premièrement, surveiller la centaine de bicyclettes cyclothymiques s’agitant autour de vous, vous avez vu de quelle manière. Deuxièmement, traverser le couloir des autobus. Ces paquebots haletants se succèdent sans discontinuer et attendent généralement le dernier moment pour manifester leur désir de changer de direction. Troisièmement, traverser le couloir des automobiles qui sont peu nombreuses mais puissantes. Quatrièmement, surveiller les véhicules surgissant en sens inverse et, tout en tenant compte que tous ambitionnent d’être le premier, guetter l’instant propice. S’élancer enfin, avec la volonté féroce de passer de l’autre côté.

Une pluie fine a changé la physionomie des avenues et les cyclistes ont revêtu des capuches à visière transparente. L’averse a fait naître des centaines de fleurs multicolores animées. Je longe la Cité interdite, traverse la place Tian’anmen et suis la rue Qianmen puis l’avenue Yongdingmennei jusqu’au canal. Bilan : deux chocs légers. Une fois j’entrai en collision avec le cycliste me précédant qui eut la fâcheuse idée de ralentir alors que je regardais ailleurs. Une autre fois, à un démarrage où nous étions quelques centaines côte à côte à relancer nos mécaniques, je fis un écart malencontreux qui mit ma roue avant dans les pédales d’une honorable fleuriste.




Pékin, Beijing, Tian Anmen, © L. Gigout, 1990
Enfants à Tian Anmen.

Pékin, Beijing, Tian Anmen, © L. Gigout, 1990

Pékin, Beijing, Tian Anmen, © L. Gigout, 1990


Pékin, Beijing, parc Taoranting, © L. Gigout, 1990
Sculptures lumineuses dans la parc Taoranting.

Pékin, Beijing, parc Taoranting, © L. Gigout, 1990



Le parc Taoranting se trouve de l’autre côté du canal Moat. C’est une prairie aménagée avec des allées, des sentiers et un lac. Des sculptures lumineuses animées représentent les figures traditionnelles de la Chine éternelle. La première est celle du dragon, manifestation de la toute-puissance impériale chinoise. La face du dragon représente celle de l’empereur ; la démarche du dragon, c’est l’allure majestueuse du chef ; le dragon cache une perle dans sa gorge, elle est l’éclat indiscutable de la parole du leader, la perfection de sa pensée et de ses ordres. Par ailleurs, le dragon produit le soma, le breuvage de l’immortalité. Ensuite viennent les serpents de mer dont la bave a le pouvoir de féconder les princesses, et les princesses elles-mêmes, femmes idéalisées, dans le sens de la beauté, de l’amour, de la jeunesse et de l’héroïsme. Dans de petits théâtres, des automates lumineux reproduisent des gestes mécaniques au son de poésies enregistrées.



Pékin, Beijing, parc Taoranting, © L. Gigout, 1990

Pékin, Beijing, parc Taoranting, © L. Gigout, 1990

Pékin, Beijing, parc Taoranting, © L. Gigout, 1990

Pékin, Beijing, parc Taoranting, © L. Gigout, 1990

Pékin, Beijing, parc Taoranting, © L. Gigout, 1990

Pékin, Beijing, parc Taoranting, © L. Gigout, 1990

Pékin, Beijing, parc Taoranting, © L. Gigout, 1990

Pékin, Beijing, parc Taoranting, © L. Gigout, 1990



Les tables métalliques sont recouvertes de toile cirée blanche. Près de l’entrée, des récipients contenant les plats du jour sont disposés sur des présentoirs. Des arêtes et des formes tubéreuses se dissolvent lentement dans une écume brune. Une jeune femme, à l’entrée, manipule un boulier. Une double porte s’ouvrant dans un côté de la salle donne accès à la cuisine. Un cuistot s’active dans la vapeur des cuves. Contemplant le présentoir, je me demande s’il serait convenable de me retirer discrètement. La caissière s’approche et me parle en idéogrammes. Je n’y comprends rien. Elle me montre une assiette dans laquelle se trouve ce qui semble être des ailes de poulet. (Du poulet ? Je ne suis pas venu à Pékin pour manger du poulet !) Je dégaine mon guide de conversation. Rubrique “Au restaurant”. Nids d’hirondelles, oiseaux de fleur de riz, pattes d’ours de Manchourie, ailerons de requin, champignons tête de singe, œufs de cent ans. Je montre du doigt les signes correspondants à la caissière. Intrigué, le personnel des cuisines a posé ses instruments. Le marmiton, le chef et la serveuse se sont approchés. Mon petit livre bleu les laisse rêveurs. En m’appliquant et en prenant garde de bien articuler, je lis la traduction phonétique : « Vo yaotang, ya, yazi, yillane baillefane » et je regarde plein d’espoir mes interlocuteurs. Pas de réaction. « Qing lai yiwan, yiwan baillefane ? Qing lai rou, yazo. Qing lai yaotang. »  L’hilarité succède à la stupeur. Au moins j’aurai essayé. Je hausse les épaules et m’apprête à m’éclipser.

La caissière me saisit par la manche et désigne un tableau couvert de minuscules tas de fagots dessinés à la craie. Son sourire engageant me rassure. Elle met le doigt sur un tas de fagots en prenant l’air conspirateur et fier de lui d’un cuisinier breton proposant sa nage de poisson au beurre de cerfeuil. J’acquiesce. Puis, avisant une bouteille de bière sur une étagère, inspiré et ravi : « Piju !... » Je tente de m’éloigner pour prendre place à une table. La caissière ne l’entend pas ainsi, ne veut pas en rester là, me désigne le tas de fagots suivant. « Yao », je dis. Il devait s’agir d’un dessert. Après tout, elle connaît son métier. Elle me tire par la manche et désigne un nouvel idéogramme. « Yao, wo yao », je dis. Je feuillette nerveusement mon guide. Comment dit-on « Ça va aller comme ça » ? J’essaye : « Goulé ! » Elle n’insiste pas mais ne lâche pas ma manche. Toujours souriante, elle dit : « Shí. Shí kuai. » Elle fait des signes avec les doigts. Je sors quelques billets et je les lui tends. Elle en prend un de dix yuans. « Shí kuai », dit-elle en brandissant le billet. 


Des clients en veste Mao bleue sont installés dans la salle. Ils me regardent comme une attraction depuis que je suis entré. La serveuse m’apporte une bière glacée, légèrement éventée, et dispose deux baguettes sur la toile cirée. Je m’efforce de demeurer impassible. Quelques instants plus tard, elle sort de la cuisine en portant un plat. Je regarde ailleurs. Elle dépose le plat devant moi distraitement et va rejoindre ses collègues. Je risque un œil. La caissière, les cuisiniers, la serveuse et les autres consommateurs m’observent. Je prends un air détaché et je bois, lentement, la bière éventée. J’observe le plafond avec intérêt. Les autres clients commencent à montrer des signes d’impatience. Le personnel s’est rassemblé près de l’entrée. Des commentaires sont échangés. Je ne peux les faire attendre plus longtemps. Je pose mon verre de bière, tire l’assiette devant moi et regarde son contenu. Si j’écris que des rameaux caramélisés émergent d’une mousse cramoisie sur un lit de tranches nappées, est-ce que cela suffit pour que vous vous fassiez une idée ? Inévitablement, vous vous demandez : « Tranches de quoi ? » Alors j’y regarde de plus près, en essayant d’afficher la plus complète ataraxie. Un côté de la tranche consiste en un épiderme lunaire, une sorte de grosse couenne semée de craterlets, de crevasses et d’excroissances cendrées. Je retourne la chose avec délicatesse. L’autre face présente une chair molle translucide. Ce pourrait être aussi bien de la panse de chien gras, de la crête de dragon volant, de la queue de poisson mandarin, des amourettes de chameau ou des racines de lotus. Il s’en dégage un fumet de soies roussies. O.K. Je pense à la nage de poisson et je me sens gagné par l’appétence. Je me saisis des baguettes et j’entreprends de capturer un premier morceau. Je m’y attendais. Les viscosités sont aussi récalcitrantes que des anguilles dans la frayère. En pareille circonstance, il n’y a que les mathématiques modernes qui vaillent. Après tout, n’est-ce pas ici que fut mis au point le système décimal ? J’ai lu quelque part que les Chinois furent les premiers à exposer les règles d’addition et de soustraction entre nombres positifs et négatifs, à évoquer la notion de limite et à solutionner l’équation de degré supérieur. Quand on mange avec des baguettes, il est normal de s’attacher à maîtriser l’extraction des racines. À moi maintenant de trouver la loi appropriée à mon problème et de mettre au point la matrice des forces conspirantes qui permettront de coincer ce foutu conglomérat de molécules rétives afin de l’expulser de son magma amniotique aux champignons parfumés. 

Après une lutte acharnée, j’ai le sentiment très net de la victoire. La tranche est enfin captive, prise aux aisselles par l’étau inflexible des baguettes. Je jette un coup d’œil à l’assistance. Le personnel se tient toujours près de la porte. Les clients sont tournés vers moi. Personne ne souffle mot. L’atmosphère est lourde, je respire difficilement. J’ai chaud à la tête et je dois être rouge jusqu’aux oreilles. Il s’agit maintenant de porter le coup d’estocade et de contrôler l’opération finale, pour qu’à l’issue d’une ellipse parfaite l’étrange aliment gagne le sas de son ultime transit. La matière visqueuse s’est brusquement contractée. Les baguettes ont claqué, la chair convoitée est tombée et la sauce a coulé sur ma chemise blanche comme une traînée de sang. Je reste la bouche ouverte. Erreur de calcul ou mauvais paramètre ? La dernière manœuvre aura été fatale. Je prends l’air étonné qu’une telle chose m’arrive. J’évite de les regarder mais je sens leurs regards posés sur moi. C’est la guerre. Je jure que je ferai la peau à cette saloperie récalcitrante. Elle me semble maintenant encore plus repoussante, méduse racornie aux odeurs méphitiques. Je ramasse mes baguettes et je les plante vigoureusement dans le cœur de la tranche. D’un geste rapide comme l’éclair, je l’enfourne dans ma bouche et l’avale tout de go. 

Reposant les baguettes, je regarde autour de moi les Chinois atterrés. Je sais ce qu’ils pensent. Certes, ce n’est pas l’envie d’abandonner qui me manque. À cette pensée, mon estomac manifeste un vif consentement. Mais c’est sans compter sur mon légendaire entêtement. Faisant fi du ridicule, je m’applique du mieux que je peux sur ma pitance. Un instant, j’entends, provenant des cuisines, un raclement de gorge intégral augurant une copieuse expectoration dont les Chinois sont les champions toute catégorie. Je ne suis même pas troublé. Lorsque j’ai fini mon plat, on m’en apporte un deuxième, ainsi qu’un salutaire bol de riz qui va me purger de toutes les infamies. Je découvre alors une magnifique moitié de canard découpé en fines lamelles dorées au miel. Véritable ambroisie. Mon public s’est désintéressé de moi et s’occupe à mastiquer, à touiller dans les casseroles et à manipuler le boulier. C’est un bon endroit, juste à côté de la gare Xizhimen. Laissez-vous conseiller par la patronne.






Dans le petit restaurant, au bord de la route longeant le canal Moat, le sourire de la jeune chinoise s’est effacé d’un seul coup. Elle s’est mise à pleurer bruyamment et à taper du pied contre la table. Les paroles du businessman me reviennent : « Parfois, ils éclatent en sanglots, sans explication, sans raison apparente, seule expression d’un profond désespoir. »

Le soir, sur la place Tian’anmen, un cerf-volant plane juste au-dessous des étoiles. 










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