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Bombay (Mumbai), janvier



Bombay, mercredi 9 janvier 1991. Shiltons Hôtel, Shahid-Bhagatsingh Road. C’est le soir. Ma chambre est une sorte de pigeonnier aménagé sommairement juste au-dessus de la réception. J’y accède par une trappe à l’aide d’une échelle. De mon lit, par l’œil-de-bœuf sans vitre, je vois les enseignes des magasins et la circulation dense de Victoria Bunder. Profitant ainsi des parfums et des bruissements de la rue, j’ai l’impression d’être encore immergé dans la ville, toujours prisonnier de la horde des rabatteurs et des mendiants. Le soir, ici plus qu’ailleurs, les trottoirs sont encombrés de dormeurs et il n’est pas rare de trébucher sur un corps.


Mumbai, Dhobi, Malabar Hill, © L. Gigout, 1991
Quartier des Dhobi (nom d'une caste spécialisée dans la blanchisserie) dans Malabar Hill.

Mumbai, blanchisseurs, Dhobi, Malabar Hill, © L. Gigout, 1991


Les habitations sont un assemblage approximatif de planches, de tôles ondulées, de panneaux publicitaires découpés et de toiles plastifiées noires. Les portes sont fermées par des vantaux gauchis ou de simples pièces de jute. Dans les passages, les jeunes femmes coiffent leurs longs cheveux devant un éclat de miroir fiché dans une planche. Dans les intérieurs sombres, il n’y a pas de mobilier. J’aperçois parfois une table avec un énorme fer à repasser à charbon ou une machine à coudre. Des feux brûlent sous les étuves. Les gamins me suivent et tendent la main en réclamant une poignée de païses. Les venelles étroites convergent vers les lavoirs où les hommes s’affairent. Devant les bacs de ciment et les cuviers, ils trempent, savonnent, tordent, essorent. Poussant des "han!" rauques, ils battent violemment le linge enroulé en le projetant sur la pierre tabulaire. Sur des fils et sur les rochers de la plage, ils étendent à sécher les draps formant dans l’agrégat sordide et surchauffé de grandes taches blanches que le soleil rend aussi étincelantes que de la neige.


Mumbai, blanchisseurs, Dhobi, Malabar Hill, © L. Gigout, 1991
Les blanchisseurs au travail. Ils vont de porte en porte recueillir le linge sale et le retourne lavé et repassé.

Mumbai, blanchisseurs, Dhobi, Malabar Hill, © L. Gigout, 1991

Mumbai, blanchisseurs, Dhobi, Malabar Hill, © L. Gigout, 1991

Mumbai, blanchisseurs, Dhobi, Malabar Hill, © L. Gigout, 1991

Mumbai, blanchisseurs, Dhobi, Malabar Hill, © L. Gigout, 1991

Mumbai, blanchisseurs, Dhobi, Malabar Hill, © L. Gigout, 1991
Blanchisseurs de la caste des Dhobi au travail à Malabar Hill.

Mumbai, blanchisseurs, Dhobi, Malabar Hill, © L. Gigout, 1991

Mumbai, blanchisseurs, Dhobi, Malabar Hill, © L. Gigout, 1991

Mumbai, blanchisseurs, Dhobi, Malabar Hill, © L. Gigout, 1991
Séchage du linge sur les rochers à la pointe de Malabar Hill.

Mumbai, blanchisseurs, Dhobi, Malabar Hill, © L. Gigout, 1991

Mumbai, blanchisseurs, Dhobi, Malabar Hill, © L. Gigout, 1991

Mumbai, blanchisseurs, Dhobi, Malabar Hill, © L. Gigout, 1991

Mumbai, blanchisseurs, Dhobi, Malabar Hill, © L. Gigout, 1991

Mumbai, blanchisseurs, Dhobi, Malabar Hill, © L. Gigout, 1991


Une fillette joue à m’agacer avec un cerf-volant rudimentaire confectionné dans un sachet de matière plastique. Tirant sur ses ficelles, elle fait planer son aile bariolée autour de ma tête. Elle s’approche et se plante devant moi avec désinvolture. Vêtue d’une robe blanche aux couleurs passées, elle me regarde du haut de ses dix ans. Ses cheveux noirs s’emmêlent dans le vent, des mèches barrant son visage. Elle ne cherche pas à me parler, ne fait pas le geste de tendre la main comme les gosses que je croisai tout à l’heure dans le taudis. Plantée devant moi, elle me regarde, c’est tout. Parée comme une princesse de deux boucles d’oreilles et d’une pierre piquée dans une narine. Non loin de là, une bouche d’égout ouvre sa gueule noire et déverse une écume blanche qui se fraye un chemin entre les rochers jusqu’à la mer.


Mumbai, Malabar Hill, © L. Gigout, 1991
Malabar Hill, du côté de Walkeshwar temple.

Mumbai, Malabar Hill, © L. Gigout, 1991


Derrière le bidonville se dressent des immeubles dont la façade est rongée, armatures à vif. Du linge sèche aux fenêtres. Alors que je remonte vers Walkeshwar Temple, je croise une Dodge massive, rouge étincelant. Elle est stationnée au pied d’un de ces immeubles pitoyables. Le chauffeur en uniforme et casquette blancs passe une peau de chamois sur la carrosserie impeccable. « Business man, building business man ! », me dit un gamin en mimant un homme important et gras. Les gosses de Bombay. Ils règnent sur les parkings et sur les trottoirs, exhibant un peigne ou un stylo, « Very cheap, sir, very good ! »

J’attends un bus à la station de Banganga Tank. Soudain, je sens quelque chose effleurer ma tête. Je me retourne. Un Indien à grosses lunettes, sérieux comme un pape, me montre entre ses doigts une petite plume qu’il vient de retirer de mes cheveux.


Mumbai, Malabar Hill, tours de silence, dakhma, parsi, mazdéisme, zoroastre,  © L. Gigout, 1991
Les tours de silence des Parsis, à côté de Banganga Tank, le réservoir d'eau de Malabar Hill.

Mumbai, Malabar Hill, tours de silence, dakhma, parsi, mazdéisme, zoroastre,  © L. Gigout, 1991

Mumbai, Malabar Hill, tours de silence, dakhma, parsi, mazdéisme, zoroastre,  © L. Gigout, 1991


À Malabar Hill, se trouvent les “tours de silence” des Parsis. J’ai pénétré le parc protégé par une double enceinte située à proximité des jardins suspendus recouvrant les réservoirs d’eau de la ville. Chaque tour est composée d’un mur de cinq mètres de hauteur formant un large anneau. À son sommet sont juchés des corbeaux et des vautours qui s’enfuient lorsque je m’approche. D’autres rapaces tournent en croassant et en glapissant. Il y a cinq tours. À l’intérieur de chacune d’elles, sur des terrasses circulaires, sont déposés les corps qui se décomposent lentement. Il se dégage une forte odeur de putréfaction. Une des tours est plus petite que les autres ; c’est la tour des suicidés. Selon les principes de Zarathustra duquel se réclament les Parsis, les corps des défunts ne doivent souiller ni la terre ni l’eau ni le feu. Le quatrième jour suivant le décès, après l’envol de l’âme, le cadavre est lavé à l’urine de bœuf. On amène un chien qui regarde le mort : c’est le rite du Sagdid (Regard du chien). Puis le corps est déposé sur la terrasse circulaire intérieure d’une des dakhma pour y être livré à l’appétit des vautours. Nul autre que le porteur de cadavres et la famille du défunt n’a le droit d’approcher ces tours. Le mazdéisme zoroastrien est une religion du bien-vivre, favorisant la procréation et l’abondance des biens terrestres. Elle domina en Perse jusqu’au VIIe siècle, moment de la conquête arabe au cours de laquelle le Peuple de l’Écriture fut persécuté et chassé. Les Pârasika (gens de Perse), sont leurs descendants et continuent à perpétuer à Bombay la doctrine zoroastrienne par le culte du feu et celui de la prospérité. Ils sont réputés faire bonne chère, ce que ne désapprouvent pas les volatils perchés sur le sommet de l’enceinte cylindrique des tours du silence, qui me jettent des regards dédaigneux relativement à ma svelte conformation.


Mumbai, Victoria station, © L. Gigout, 1991
Musiciens à Victoria Station.

Mumbai, Victoria station, © L. Gigout, 1991

Mumbai, Victoria station, © L. Gigout, 1991

Mumbai, Sheikh Memon, Jama Mashid, © L. Gigout, 1991
Rue du Sheikh Memon, mosquée Jama.

Mumbai, Dadabhai Naoroji Road, Victoria station, © L. Gigout, 1991
Dadabhai Naoroji Road. Arrière plan : Victoria station.

Mumbai, Hanuman, Walkeshwar, © L. Gigout, 1991
Musiciens à Victoria Station.>Hanuman, dieu-singe de la sagesse et patron des lutteurs, temple Walkeshwar.

Mumbai, Bollywood, Anant Malvankar Road, © L. Gigout, 1991
Bollywood : décors abandonnés dans Anant Malvankar Road.

Mumbai, Bollywood, Anant Malvankar Road, © L. Gigout, 1991

Mumbai, Bollywood, Anant Malvankar Road, © L. Gigout, 1991


Près de Church Gate Station, je suis intrigué par le manège des dabbawallahs. Une fourmilière de coolies est en ébullition. Ils sortent de la gare chargés de gamelles en fer blanc qu’ils disposent sur des tables roulantes ou des plateaux que les porteurs hissent sur leur tête. Des quantités invraisemblables de gamelles numérotées sont extraites des trains en provenance de la banlieue lointaine. Plusieurs centaines de milliers d’employés de bureau travaillent dans les grands immeubles au centre de Bombay. Ils habitent pour la plupart dans l’immense agglomération suburbaine s’étendant jusqu’à plus de soixante kilomètres du centre. Manger revêt un rite particulier et il n’y a de vrai repas que celui de midi. Dans Bombay surpeuplé, il est difficile de se cacher des regards impurs. Par ailleurs, l’eau manque souvent. Alors, les employés de bureau font préparer leur repas de midi chez eux par leur épouse, avec le soin convenant à leurs convictions. Ils font ensuite appel aux dabbawallahs, les porteurs de boîtes. Les gamelles sont acheminées de la demeure du client jusqu’au bureau où il travaille. Elles prennent le train, dans lequel elles sont triées comme du courrier, et elles arrivent par milliers à Church Gate où elles sont confiées aux équipes chargées de les acheminer à leurs destinataires bureaucrates.


Mumbai, Dabbawallah, Church Gate station, © L. Gigout, 1991
Les dabbawallahs à proximité de la Church Gate Station.

Mumbai, Dabbawallah, Church Gate station, © L. Gigout, 1991

Mumbai, Dabbawallah, Church Gate station, © L. Gigout, 1991

Mumbai, Dabbawallah, Church Gate station, © L. Gigout, 1991

Mumbai, Church Gate station, © L. Gigout, 1991
Enfant vendeur de journaux.

Mumbai, Chor Bazar, © L. Gigout, 1991
Dans Chor Bazar, le Marché aux Voleurs.

Mumbai, Chor Bazar, © L. Gigout, 1991


Dans Chor Bazar, le Marché aux voleurs, les odeurs fortes des épices se mêlent à celles des viandes sanguinolentes découpées par les musulmans pour être halal et celles des gros poissons et des bombils séchés. Ils jouxtent des soieries et des cotonnades brodées, des lavabos et des baignoires d’occasion, des sacs Gucci, Yves Saint-Laurent et Christian Dior. Échoppes pleines de monde et de miroirs scintillants. Montres massives, saris, jodhpurs, slips de taille impressionnante, sandales, tuniques et corsages. Des tapis de soie et de laine représentent des paons, des arbres fruitiers et des scènes de chasse au tigre. Poudres colorées des poivres, safrans, gingembres, coriandres, muscades et cannelles. Essences parfumées, patchouli. Mangues, bananes, oranges et raisins blancs. Noix de coco entières et râpées. Guirlandes de fleurs. Il y a des pleins sacs d’amandes, des cascades de cacahuètes, des fleuves de raisins secs et des pyramides d’œufs à la blancheur éclatante. Papayes que les vendeurs débitent en longues tranches juteuses et vendent une roupie pièce. Fruits séchés dont le nom, myrobolan, vient du grec et signifie gland parfumé. Friandises très sucrées à base d’eau de rose et de muscade, de cajou ou de pistache. Thé et café, beignets farcis. Pièces détachées d’une Ambassador, la voiture à la mode. D’un atelier jaillissent les rubans de limaille d’une machine-outil qui siffle dans la pénombre. Les étincelles d’un appareil de soudure à l’arc viennent mourir entre les pieds des passants. Boutiques illuminées des camelots dont les marchandises de pacotille débordent jusque sur la chaussée. Odeurs d’encens, de fritures, de fleurs écrasées, de sueur humaine. Dans la journée, les corbeaux sont perchés sur les fils électriques. Ils laissent la place, quand le jour décline, aux furtives chauves- souris de la nuit. Au passage, les vaches passent délicatement un coup de langue râpeuse sur un fruit ou un légume. Ville des extrêmes. Trop de tout. Au-dessus des tours de silence, les vautours font de larges cercles. Laissés sous le feu purificateur du soleil, en pâture expiatoire abandonnée aux oiseaux de proie, les cadavres décharnés en quelques heures ne sont plus que des os blanchissants, bientôt calcinés en poussière et emportés à la mer par les premières moussons. Ville des extrêmes avec sa cohorte de mendiants de tous âges, son armée de blanchisseurs, ses princes et ses parias, ses vautours, ses rats et les pur-sang anglo-arabes du champ de course Mahalaxmi.


Mumbai, Éléphanta, © L. Gigout, 1991
Sur l'île d'Eléphanta.

Mumbai, Éléphanta, © L. Gigout, 1991

Mumbai, Éléphanta, © L. Gigout, 1991


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