Lhassa, rue Dekyi Sharlam, quartier chinois. |
Dans la cour de l'hôtel du Yak. |
Les femmes et les hommes me regardent avec une lueur de sympathie dans le regard, parfois un geste amical, l’esquisse d’un sourire. Je me perds dans les ruelles. Pour faire comprendre à un jeune garçon que je cherche un hôtel, je penche une tempe contre mes deux mains jointes. Il me répond en faisant des cornes avec ses mains sur le haut de sa tête et en courbant le buste en avant. Ma parole, le garnement se moque de moi ! Il m’entraîne à sa suite et me désigne un porche au-dessus duquel est suspendue la tête massive d’un yak. Yak Hôtel. Des chambres délicieuses et des balcons donnant sur une cour où des hommes travaillent à terminer un crépi. Un feu brûle et fume le long d’un mur noirci. Sur le toit des habitations voisines, les drapeaux de prières virevoltent sous le vent léger. Plus loin, j’aperçois des montagnes aux sommets enneigés. L’air sent l’altitude et le feu de bois. La qualité de cet air donne un curieux relief aux odeurs. Bien des années plus tard, je garderai la nostalgie furieuse de ces instants.
Le palais du Potala est posé sur son rocher comme un mystère. Imbrications des murs qui ceignent un cœur pourpre et qui détachent d’un ciel très pur leurs couleurs blanches et topaze. Malgré ses allures de tour de Babel, il semble désert. Derrière le palais, les branches des arbres sont noueuses comme les mains des vieux Tibétains qui font tourner inlassablement les moulins à prières.
Le palais blanc. En haut, les appartements du Dalaï Lama (qu'il n'occupe pas). |
Cuivre repoussé, divinité, terrasse du Potala. |
Porte à l'intérieur du Potala. |
Chapelle derrière le Potala. |
Les arbres centenaires derrière le Potala. |
Quartier tibétain au pied du Potala. |
La femme me désigne une chaise. Elle m’offre du thé au beurre de yak et se met assise en face de moi. Elle me regarde sans me parler. Je ne sais que lui dire. Comment le pourrais-je ? Elle finit par murmurer « Dalaï-lama... » en me montrant des images fixées au mur. Ses gestes et ses paroles expriment une profonde dévotion. Je sais qu’elle voudrait que je lui donne une photographie du dalaï-lama. Que, depuis l’exil forcé de celui-ci, le portrait du représentant d’Avalokiteshvara est sacré. Les Tibétains, à défaut de pouvoir vénérer le personnage réel, vénèrent son image. C’est une façon de le garder vivant dans son cœur et de préparer son retour.
Ornement architectural figurant le lion des neiges, maison tibétaine à proximité du Potala. |
Pèlerins venus des campagnes à l'entrée du Jokhang. |
Les fidèles se prosternent à l’entrée du temple, s’allongent de tout leur long en faisant glisser leurs mains et en posant leur front sur les pavés. Ils se relèvent, mains jointes au-dessus de leurs têtes, s’allongent à nouveau, et recommencent jusqu’à épuisement. Derrière eux, sur la place, se trouvent deux foyers de fumigation dans lesquels brûlent des fagots de genévrier. La fumée mêlée à l’air vif exalte. De l’intérieur du temple proviennent les odeurs suaves des offrandes : beurre et lait de yak, huiles et encens. Des moinillons hilares traversent d’un pas rapide la cour intérieure. Les fidèles attendent, formant une longue procession dans les coursives, avant de se prosterner devant l’autel central qui scintille de centaines de bougies.
Fumigations devant le Jokhang. |
Roue d'or de Dharma (loi universelle dans le bouddhisme) et le Potala en arrière plan. |
Le Grand Temple, le Jokhang, est le centre historique et religieux de Lhassa. De la terrasse supérieure je peux voir la ville tout entière. Le Potala, sur sa "Montagne rouge" comme un château féodal, la ville chinoise à l’ouest, les quartiers tibétains, le réseau dense des petites rues entourant le temple. À côté des maisons tibétaines, aux boiseries peintes et ouvragées, la ville chinoise géométrique paraît sans âme.
Dans la cour intérieure du Jokhang. |
Dans le Jokhang, le temple central ou Sanctuaire du Seigneur. |
Moines jouant du dungchen (littéralement "tube du respect"). |
Le Barkhor, la rue de circumambulation qui tourne autour du Jokhang. |
Autour du Grand Temple, la rue de circumambulation invite les fidèles à aller d’un autel à l’autre, guidés par la fumée des herbes odorantes. Le temple est considéré comme l’axe du monde, autour duquel évolue le tournoiement jusqu’à ce que l’Illumination en arrête la rotation. La circumambulation est un des rites les plus universellement attesté. Les Arabes la pratiquent autour de la Ka’ba, les bouddhistes autour du stûpa, les Cambodgiens autour des maisons neuves, les évêques catholiques pratiquent la "circumvolubilipatibulation" autour de l’église qu’ils consacrent. Les Celtes l’utilisaient pour marquer leurs intentions pacifiques ou guerrières. Les derviches pratiquent le double tournoiement. La symbolique en est l’imitation des cycles astraux. La circumambulation permet de délimiter un centre afin d’assurer l’harmonie en adaptant les rythmes du microcosme à ceux du macrocosme. (Et moi je circumambule autour de qui, de quoi ?...) Des bonzes, crâne rasé, sont assis au milieu de la rue et psalmodient des litanies lancinantes. Un autre groupe souffle dans de longues trompes qui laissent échapper un râle haletant. Des militaires chinois, casqués et fusil en bandoulière, passent en rang serré. Ils marchent d’un pas rapide et ne semblent pas rassurés. Les Tibétains les ignorent, occupés qu’ils sont par le négoce et la prière.
Moulins à prières. |
Les fidèles déposent leurs offrandes, continuent par le sanctuaire et vont caresser les cylindres de cuivre martelé des moulins à prières qui tournent sur leur axe en répétant toujours la même oraison. Le “hkhorlo” est censé contenir une formule énergétique ; en le mettant en mouvement, on établit le contact avec les dieux régissant l’univers. Les magiciens intercalent un fragment de crâne humain entre le manche et le corps du moulin. Le moulin renferme un texte sacré, un rouleau complet sur papier de genêt, ou la courte formule du joyau dans le lotus : « Aum ».
Le Barkhor. |
Dans les rues du quartier tibétain. |
Par l’entremise d’une charmante dame de l’hôtel, nous (les deux Californiens, le Suisse rencontrés à l'hôtel du Yak, moi-même) avons recruté un chauffeur et son véhicule. Objectif : joindre Khasa à la frontière sino-népalaise d’où nous gagnerons ensuite Katmandou. Le chauffeur s’appelle Phuntsok et son véhicule Beijing-Jeep. Ils ont le même âge, entre trente et quarante ans, difficile à dire. Si Phuntsok, calme et conciliant, semble en pleine possession de ses facultés, la Jeep, nous aurons l’occasion de le vérifier, bénéficie d’un moteur nerveux doté d’un mauvais caractère. La direction est lâche. Elle est meublée de deux banquettes. Sur le dessous de son châssis sont disposées quatre roues aux pneumatiques épuisées. Des hernies sont contenues par des bandes de cuir glissées entre la chambre à air et l’enveloppe. À la mémoire du moine indien Atisha, et aussi parce qu’il nous contiendra tous, nous baptisons aussitôt le véhicule “Grand Véhicule”. Cependant, craignant de le voir ne déceler dans notre hommage qu’une facile ironie risquant de le vexer et de le mettre dans l’idée d’engager des représailles, nous nous contenterons, à chaque fois qu’il sera nécessaire, de nommer le véhicule “Véhicule”.
Le Véhicule, plus tard dans les environs de Lungma. |
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