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Centrafrique et Cameroun, mars


Dimanche à Bangui, camping-hôtel du Kilomètre-7

– Are you fine, really ?
– Yes, but warmly. Only warmly.
–You look so unwell...
Avoir réparé la fermeture de mon sac de voyage me laisse épuisé et chancelant, avec la tête qui me tourne. Allongé, je scrute le plafond. Un plafond à larges planches mal jointes, peintes en vert pâle ou en bleu, avec un côté incliné vers une petite fenêtre fermée par un volet dont les persiennes laissent entrer une lumière blanche qui se projette sur les murs bleus ou verts, et près du lit une minuscule étagère sur laquelle se trouve une bible des Gédéons, un lit borné par quatre tiges branlantes servant à porter une moustiquaire raccommodée à l’aide de ruban adhésif. Mes effets éparpillés en désordre sur le sol et sur une table basse. Il faudrait que je range tout ça. Je ne m’en sens pas le courage. Tellement de fatigue. Dix-sept heures. J’ai pris une nouvelle douche et me suis bourré d’aspirines. J’ai mal aux yeux, un goût amer dans la bouche laissé par la noix de cola. Le soir, de la musique me parvient jusque tard dans la nuit. J’entends des clameurs, des chants et des coups de sifflet, les chiens de la propriété voisine qui hurlent à la mort. J’essaie de me lever. La musique ? Une fête donnée non loin de là, des gens qui chantent, qui boivent, joyeux. Je dois y aller aussi, ma place est là-bas, dans la musique et la danse, je dois aller avec eux, mais le tournis me fait chanceler. Éclairs de chaleur. Il faudrait qu’il pleuve. Les lumières frémissent dans un courant d’air, le tonnerre, les chiens, les feuilles qui égrènent leurs notes cadencées auxquelles se mêlent des exclamations. Encore le tonnerre et les chiens qui grondent, mais la chaleur est plus forte et les cris aussi. Si seulement il pouvait pleuvoir. La musique crue du néon. La fièvre et le voile de la moustiquaire m’enveloppent, et le tonnerre aussi, et les cris, la musique qui prend un rythme bondissant, et la pluie qui ne vient pas. Les feuilles pourtant s’agitent, la voix excitée d’une fille, et il ne pleut toujours pas. De grosses gouttes de sueur me coulent sur le cou, le ventre, le torse. L’eau me dégouline de partout. Les chiens. La musique. Elle continue de battre un rythme lent et heurté, lourd, difficile, et mon sang devenu visqueux n’arrive plus à dissiper la chaleur de mon corps. Rien que de la fièvre. Que disait ce Portugais de Bumba à propos de la Néo-Zélandaise ? De quoi était-elle morte, avait-il dit ? Mais ils sont si délicats en Polynésie.

Lundi. L’orage n’a pas éclaté mais il fait meilleur. L’aube est passée par là, magicienne. Je respire mieux. Je suis affamé et j’ai une furieuse envie de boire quelque chose de glacé. Quelle heure est-il ? Il faut que je m’occupe de mes visas pour le Cameroun et le Nigeria et que je me rende avenue Koudoukou pour me renseigner sur les bus. Je me sens comme le disque d’une roulette qui tourne encore faiblement juste après que la petite bille se soit lovée dans son logement. Au bord de la route de l’avenue de France, je trouve ce dont j’ai besoin. Des femmes et des enfants y ont installé leurs braseros, quelques marmites et des tabourets branlants. Ils vendent du café au lait et des baguettes de pain tartinée de margarine, des brochettes de viande de cabri, des beignets et des bananes caramélisées, des cacahuètes, des noix de cola, du poisson fumé et de la viande boucanée. Affamé, je dévore une pleine calebasse de bororo, du riz à l’arachide.

Les abeilles

À l’ambassade du Nigeria, j’attends en compagnie d’un Nigérian. Un couple de Blancs se tient au guichet des renseignements. Le Nigérian, après les avoir longuement observés, me demande à voix basse :
– Pourquoi les femmes blanches sont-elles si laides ?
Je le regarde. Je regarde la fille. Certes. Cheveux filasses, habillée de vêtements sans formes, harassée et la mine contrariée, elle ressemble à un légume oublié sur le mail après le marché. Son compagnon est taillé à l’avenant. Quant à moi, après la fièvre carabinée de ce week-end, je ne dois pas être mal non plus !... Le Nigérian, je voudrais l’y voir, lui. Nous ne sommes pas dans notre milieu naturel, quoi ! La chaleur nous ramollit, graisse nos cheveux, rougit et lustre notre teint, nous fait transpirer, mouille et déforme nos vêtements, réduit à néant la belle vitalité dont nous sommes coutumiers au dessus du quarantième parallèle. S’il veut savoir à quoi ressemble vraiment la femme blanche, qu’il vienne l’observer de près, dans sa niche écologique, à l’heure appropriée ! Après vingt-trois heures, par exemple, autour de la Place de la Bastille, à Barbès ou à Belleville. Robe courte, tunique, corsage, blue-jeans, bracelets orientaux et bagouzes inspirées de Lascaux, parfois un peu de khôl aux paupières, elle va de l’Oreille Cassée au Café du Passage, du Bar des Artisans à l’Escale aux moules, au Rubis, au Café de la Plage, voire même chez Ben Saïd Khedidja où elle s’abandonne dans une danse du ventre qui n’a qu’un très subtil rapport avec son habituel répertoire. Oubliant la macrobiotique, elle se laisse parfois aller à boire des mixtions à dissoudre les diamants et de la bière. Il faut voir ! Curieuse confusion post-féministe de hippysme et de groove néo-romantique, elle a néanmoins du caractère. Le grand Alexandre lui-même, qui coulait pour une princesse perse de Sogdiane un regard d’une douceur diffuse et liquide bien qu'on le dît peu intéressé par le plaisir des sens, en serait demeuré tout baba dans sa Babylone. Elle est vraiment bien mais il ne faut pas lui marcher sur les pieds, c’est tout.
– Le seul problème, dis-je au Nigérian, c’est qu’on ne peut plus rien leur dire. Elles se crispent pour un oui ou pour un non, montent sur leurs grands chevaux et vous laissent tout pantelant.
– Celui qui veut du miel a le courage d’affronter les abeilles, répond-t-il en souriant.

Femmes peules

Elles attendent au bord de la piste quelques kilomètres après Garoua-Boulaï et, quand le bus arrive, elles font signe au chauffeur. Deux femmes, le visage délicat et harmonieux, des yeux aux longs cils, le nez étroit et busqué, les lèvres fines, la peau lumineuse. Elles sont vêtues de longs pagnes imprimés de motifs colorés, une coiffe de la même étoffe nouée de façon lâche autour de leurs cheveux tressés. “Gakéré”, ainsi nomment-elles cette façon particulière d'en rassembler leurs nattes, et “fénéré”, la coiffure. Elles portent des colliers et des bracelets de cuivre. Grandes, élégantes, d’une grâce peu commune. Femmes peules, filles de bergers des montagnes du massif de l’Adamaoua. Je suis fasciné par leur beauté. Elles sont les descendantes des populations qui se formèrent par vagues successives de métissages entre Noirs et Berbères. Installées dès le IXe siècle à l’embouchure du fleuve Sénégal, qui n’est pas exactement la porte d’à côté, ces populations s’appelaient là-bas Toucouleurs et se caractérisaient par une stricte orthodoxie islamique et une stratification sociale rigide. Nomades ou sédentaires, ce sont des aristocrates qui ont longtemps considéré la guerre comme mode de vie. Orthodoxie ou pas, en matière de mariage et de divorce, il y a des coutumes indéracinables. Ainsi, au cours d’une fête appelée Gerewol, célèbre-t-on la beauté du corps. Les jeunes hommes se travestissent, se maquillent et se parent. Ils chantent alors que les jeunes filles demeurent spectatrices pour choisir l’homme le plus beau. Elles s’entraînent beaucoup par ailleurs, tout au long de l’année, à la course à pied. Une autre coutume intéressante autorise une femme mariée à prendre la fuite avec son amant et, au cas où elle parviendrait à la tente de celui-ci sans être rattrapée par son mari, verrait le nouveau mariage accepté par le clan !

Annie

– Tu comprends, me dit Adolphe, Paul Biya doit rester. Il a permis le multipartisme mais il n’y a personne de sérieux. Les gens disent qu’il s’en fout. C’est vrai qu’il est un peu trop détaché. Il est parti dans son village et il a disparu pendant trois semaines sans que personne ne sache où il était. Ni ses ministres, ni ses collaborateurs ne pouvaient le joindre. En ce moment, la situation est difficile. Il y a beaucoup de chômage et beaucoup d’agitation. Il y a eu une grande manifestation en janvier parce qu’un opposant a été mis en prison. Mais il n’y a personne d’autre que Biya. Il doit rester.
– Assurément, Adolphe. Mais les jeunes filles romantiques ?
– Comment ? Les femmes ne se mêlent pas de politique en Afrique.

Elle est montée à Nanga-Eboko. Taille moyenne, fine, un visage doux, le regard intelligent et malicieux derrière une paire de lunettes excentriques. Ses cheveux sont tressés en fines nattes entremêlées. Elle s’est avancée dans le couloir central pour prendre place à quelques banquettes de nous. M’apercevant, elle s’est ravisée et elle est venue s’asseoir pile à côté de moi. Elle est étudiante en littérature, s’intéresse à la poésie, habite à Douala et ressemble à une jeune fille romantique avec juste ce qu’il faut de malice. Elle n’aime pas les folies, dit-elle. Elle préfère la solitude et le vagabondage de l’esprit. Elle est assise à côté de moi et me parle en posant sa main, avec une légère pression, sur mon bras pour commencer, puis sur mon genou. Le train glisse dans la savane illuminée par les éclairs et par les incendies. Nous sommes dans la voiture de tête et la porte de communication donne sur l’arrière de la locomotrice. Une lanterne éclaire des chevrons jaunes qui se dévoilent au gré des coulissements de la porte qui ne ferme pas. La pluie s’est mise à tomber. Elle dessine des halos autour des lumières et mouille les ombres noires des arbres. Des rigoles fouettées par le vent glissent contre la vitre. Annie se rapproche de moi. Nous parlons de l’Afrique, de la condition féminine, de littérature et de cinéma. Nous chuchotons pour ne pas gêner les dormeurs et parce que ce sont des mots qui, dits comme ça, prennent un tout autre sens. La pression de la main de la jeune Africaine, les lueurs électriques, le tonnerre, les ombres de la forêt qui défilent, noires, la pluie sur les vitres, les discussions assourdies, intarissables, des deux militants parlant du socialisme et de la lutte des classes, les motifs géométriques jaunes que dévoilent la portière coulissante, les soupirs des passagers endormis, le bras de la jeune Africaine contre le mien et son visage tourné vers moi ; elle est si proche et si troublante et je suis si délicieusement transporté. Les mots chuchotés finissent toujours par se transformer en caresses. C’est aussi simple que ça. Sans empressement, mais en suivant leur infaillible partition, nos mains se glissent maintenant, de moins en moins hésitantes, en quête d’émois de plus en plus précis. À ce petit jeu, la sage romantique n’est pas née de la dernière pluie et ce n’est pas pour me déplaire.

Un dimanche après-midi à Douala

Adolphe et ses amis sont avec moi. C’est dimanche et nous partons pour la tournée des "chantiers". Kro, Mutzig, 33, Guiness. Un brasseur me parle avec enthousiasme de la bière. Il a fait ses études à l’école de brasserie de Nancy et connaît parfaitement cette ville ainsi que la brasserie de Champigneulles.
– C’est là que se fait la Kanterbraü, me dit-il. Auparavant, la brasserie faisait sa propre bière, mais elle a été rachetée par BSN pour faire de la bière de masse. Il y a cent ans, monsieur, dans votre région de Lorraine, plus de cent brasseries produisaient un million d’hectolitres. C’était des brasseries familiales, artisanales. Quand j’étais à Nancy, il n’y en avait plus que quatre.
– Small is beautiful, disions-nous dans les années 70. Le petit est peut-être beau, mais il n’amasse pas maousse. Aujourd’hui, les actionnaires veulent palper fissa les dividendes et c’est à l’État de payer la casse. Ça durera ce que ça durera. C’est un peu pareil que ce que dit Mobutu au Zaïre : après moi le déluge.
– Nous avons nous aussi au Cameroun, continue le brasseur érudit, de très importantes brasseries. Savez-vous que nous sommes les plus grands consommateurs de bière du monde ? La bière existe partout sur le continent depuis très longtemps. Il y a une légende qui dit que le pétillement de la bière de mil en fermentation, c’est le bruit mystérieux de la langue des initiés. Vous comprenez, cette transformation par la fermentation ne peut être due qu’à des forces surnaturelles. C’est pour ça que nous, en Afrique, nous aimons beaucoup ça. Savez-vous où elle fut inventée ?
– À Coin-sur-Seille, chez le Marcel.
– Le Marcel ? Je ne connais pas.
– C’était une sorte de sorcier, un féticheur, qui officiait au Rendez-vous des Voyageurs.
– Attention. Sorcier ou féticheur ? Le sorcier fait le mal, le féticheur fait le bien.
– Alors plutôt féticheur.
– Moi je dis que ce n’est pas le Marcel de chez vous qui a inventé la bière car elle fut inventée à Sumer il y a six mille ans. La bière était la boisson de la souveraineté ! Connaissez-vous cette histoire qui raconte qu’un prince appelé Ivrogne fut le premier à préparer la bière de malt. Il fit bouillir le moût avec des fleurs des champs et du miel. Pendant l’ébullition, un sanglier vint y laisser tomber une écume, ce qui provoqua la fermentation. Et depuis, les guerriers boivent la bière et mangent le sanglier.
– Il y a des sangliers, ici ?
– On les a tous mangés. Heureusement, il reste la bière !

La femme du chantier dépose devant nous de nouvelles bouteilles car il y a d’autres sujets tout aussi sérieux à débattre.
– On chante ça à la radio que ça commence à nous énerver. C’est vrai, chaque jour on nous dit à la radio que quand on va chercher les bordelles au quartier Mozart, il ne faut pas oublier les chaussettes...
– Bordelles, chaussettes ? Quésako ?
– Les bordelles, ah ah ah ! le Français-là, il ne sait pas ce que c’est. Ce sont les femmes qu’il faut payer, quoi. Et les chaussettes, ce sont les choses, vous comprenez, qu’on achète à la pharmacie que vous savez-là.
– Oui, c’est vrai, on chante ça à la radio, dit un interlocuteur. On sait quand même que si on met les chaussettes-là, le Sida ne peut pas nous attraper.
– J’ai entendu un grand docta de chez nous qui disait dans une presse vos chaussettes ne servent à rien ! Quel docta on va entendre, maintenant ?
– Le Sida est comme ça depuis le début. Avant, même vous autres, les Whites se disputaient quoi que qui a découvert le virus. Quand les doctas pipelettent, nous disons ici que le syndrome imaginé pour décourager les amoureux, nous n’y croyons pas ! Et nous ne portons pas de chaussettes. C’est comme ça.
– Mais vous ne pouvez pas dire ça ! Le Sida n’est pas une invention et il tue...
– Eh ! Même si nous mourons, nous mourons ! D’ailleurs, la mort c’est la mort. Que ce soit sur l’Axe lourd [voie rapide Yaoundé - Douala] ou à cause du Sida.

Silence grave le temps de quelques bières. Puis on se lève soudain pour crier son indignation devant les propos calomnieux de l’UDP. On parle des Lions, de l’après-guerre du Golfe et des mérites de la polygamie. Mais il y a des sujets tenaces.
– Si mes amis n’aiment pas les chaussettes, c’est parce qu’ils disent que ça enlève tout le goût.
– Nous sommes tous bien d’accord là-dessus. Les doctas n’ont même pas demandé que quand les petits enfants sucent le bonbon est-ce qu’ils sucent avec l’emballage ? C’est tout pareil. On dit aussi que si les gars n’aiment pas les chaussettes, les n’gah c’est encore plus grave.
– Oh oui ! Si tu essayes de dire à une n’gah que toi tu veux mettre la chaussette, elle peut même te battre avec les mains.

Quelqu’un commande une tournée générale et les bières défilent plus vite que je ne peux les boire. Les dimanches après-midi se passent ainsi, dans une sorte de torpeur de plus en plus épaisse à mesure que sautent les capsules. Les conversations, un instant passionnées, se sont maintenant enlisées dans la tourbière des pensées confuses et, quand l’un où l’autre tente de relancer le débat, il ne rencontre plus que des réactions molles. Les plus ardents de tout à l’heure dorment à poings fermés en ronflant bruyamment. L’heure est venue de se bouger.

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